L'invention de l'épopée parlementaire
Abraham Lincoln est le Henri IV des Américains. Une légende dorée s’est peu à peu emparée des deux personnages pour n’en garder que le meilleur. Le premier a réconcilié les Etats-Unis sur la question de l’esclavage, le second a réconcilié la France sur la question de la tolérance religieuse. Depuis le XIXe siècle, le républicain Lincoln est sans doute la figure tutélaire la plus marquante des présidents démocrates des Etats-Unis. Bill Clinton et Barack Obama peuvent en témoigner.
Paradoxalement, les Américains n’ont jamais véritablement osé mettre en scène Abraham Lincoln au cinéma, seulement à travers les tentatives d’assassinat dont il fut l’objet. Pire encore, en oubliant le plus que dispensable « Abraham Lincoln, chasseur de vampires », le 16ème président des Etats-Unis n’avait plus fait l’objet d’un film depuis « Le Grand Attentat » d’Anthony Mann en 1951 ! Qui d’autre que Steven Spielberg, le dernier cinéaste à croire encore au rêve américain, pouvait s’attaquer à l’adaptation des derniers mois de la vie de Lincoln ?
Apôtre du blockbuster intelligent et jouissif, le cinéaste américain tire un nouveau film-fleuve du combat parlementaire de Lincoln pour l’abolition de l’esclavage au moment même où la guerre de Sécession dure depuis déjà trop longtemps. Si le scénario, une adaptation de « Team of Rivals » de la pseudo-historienne Doris Kearns Goodwin qui a fait des biographies des présidents américains son fond de commerce, romance quelque peu les faits, le film conserve tout de même une certaine crédibilité historique.
Il faut dire que pour une fois, Steven Spielberg a eu l’audace d’échapper aux poncifs du blockbuster. Peu ou pas de niaiseries, chaque ligne de dialogue est d’un sérieux inédit chez le réalisateur. Se reposant sur un casting digne d’un cinéma d’auteur – Daniel Day-Lewis est impressionnant tout comme Tommy Lee Jones ; Sally Field, Jared Harris ou encore Joseph Gordon-Levitt pour ne citer que ceux-là – Steven Spielberg n’en oublie pas moins ses obsessions de cinéma-spectacle. Ainsi, le réalisateur américain vient sans doute d’inventer l’épopée parlementaire où la guerre des mots et des arguments a remplacé celle des armes et du sang.
Le film est indéniablement très bavard et la guerre de Sécession ne sert que de toile de fond à l’enjeu principal : le vote du 13ème amendement de la Constitution relatif à l’abolition de l’esclavage. D’ailleurs, les scènes de bataille sont très rares tandis que la caméra nous emmène plus volontiers dans le bureau du président, au Congrès ou dans divers lieux où toute une machinerie parlementaire, teintée de corruption, de pression et de promesses électorales, se met en place pour aboutir à l’adoption tant désirée par Lincoln de cet amendement si symbolique.
Si le film eut été un peu plus court, servi par une partition plus rayonnante de John Williams, trop discret, et moins expéditif dans son final (l’assassinat de Lincoln est quasiment éclipsé), il aurait sans doute pu récolter un ou deux points de plus. Malgré cela, Steven Spielberg prouve une nouvelle fois qu’il est un génie du cinéma dont on aurait tort de moquer son œuvre. Il a rendu passionnant des débats parlementaires, c’est bien là l’essentiel.