Laurent Geslin signe un élégant documentaire sur la richesse du vivant à deux pas de chez nous, dans le Jura vaudois. Assez convenu et n'offrant que de rares perspectives critiques ou pédagogiques sur son sujet, ce docu n'en reste pas moins touchant et beau. On peut déjà compter sur son sujet principal, le Lynx boréal, espèce fantomatique dont on n'ose croire vraiment qu'il rôde bien dans nos massifs et dont l'aspect court et trapu le dispute à l'élégance. Autour de ce héros, une cour attentive livre quelques secrets et moments charmants, comme ces oisillons de Gélinotte des bois tout juste sortis du nid, le vol hors du temps d'un Milan royal dans la tempête, l'ingénu va-et-vient d'une Hermine dans sa robe d'hiver, une Bécasse des bois qui promène sa progéniture, des cabris qui se jaugent sur les pentes estivales ou encore de jeunes Chevêches en commères vigilantes.
Ce que révèle surtout ce métrage, plus encore que "La Panthère des neiges" dont le décor se situe si loin qu'on peine à s'y associer, c'est notre cécité face au vivant. Combien de ballades dans ces champs, sur ces chemins, sans même se douter de la vie qui palpite à quelques mètres ? Le récent succès de "Don't look up" a bien souligné une chose, comme l'ont récemment rappelé dans le Monde Philippe Grandcolas (écologue) ou Perrine Mouterde (journaliste), c'est l'invisibilité du vivant, tant dans sa manière délicate d'échapper à nos regards que dans notre manière d'appréhender politiquement son effondrement. En filmant au pied de notre porte son film "Lynx", Geslin force un constat déterminant : nous ne savons pas être attentif au vivant.
D'un autre côté, voir se rejouer, saison après saison, le spectacle de la survie et de la sélection naturelle (qui ne sont qu'un des aspects de la richesse que la nature recèle) me fait dire qu'il ne nous est peut-être pas destiné. Notre manière de percevoir le vivant, qu'elle soit faite de mépris, d'indifférence, de spectacle - et parfois, heureusement, d'un soin attentif - nous place toujours en acteur privilégié de notre rapport au Monde, comme s'il ne pouvait être que parce que nous sommes là pour le voir - ou refuser de le voir.
La quête de Munier dans "La panthère des neiges" est émouvante à plus d'un titre et on ne peut qu'être épris de sympathie et d'admiration pour ce vosgien de roc et d'esprit qui s'émerveille si facilement de ce que la nature lui donne à voir. Mais n'y a t-il pas finalement dans sa quête une part d'égoïsme à vouloir débusquer ce qui se dérobe à nous - oserais-je dire : ce que nous ne méritons pas ? Que dit-elle, cette quête, de notre rapport au Monde, fait de conquête (je viens de finir "Le sommet des Dieux") et de curiosité, quand ce n'est pas d'asservissement ? Pourrait-on accepter de laisser à une partie de nos territoires leur étoffe de mystère et d'inconnu ? De renoncer à prendre le contrôle ?
Voilà les questions qui m'ont traversées lors de la projection.
Et j'ai ma petite idée sur les réponses.