C'est curieux cette antienne qui revient toujours sur "The Trouble with Harry" : anomalie de parcours, film ovni dans la carrière du maître, provocation, pochade, "an unexpected Hitchcock" comme disait l'affiche. C'est vrai que Sir Alfred a toujours dit qu'il l'avait fait pour prouver que le public étasunien pouvait comprendre l'humour anglais (il avait tort, le film fut un véritable four aux States, et un triomphe en Europe ; ou alors, version plus perverse, il se doutait que les Étasuniens ne pourraient jamais gouter cette façon de voir les choses, et il voulait grâce à ce film en avoir une fois pour toute le coeur net), il n'en reste pas moins que tout sent ici Hitchcock à plein nez : pourquoi ce trouble chez les critiques, sous le seul prétexte que le point de vue semble avoir changé ? Mmm, peut-être parce que c'est justement là un des (multiples) sens du film : il suffit de diversifier les points focaux, pour que les problèmes commencent.
Ainsi un événement simple, linéaire, horizontal aurait-on envie de dire : un mort couché dans l'herbe. Mettons qu'un promeneur neutre le découvre, il appelle la police, on l'envoie à la morgue, on l'enterre, fin de l'histoire. Oui mais voilà, imaginons que le cadavre soit découvert tour à tour par trois personnages qui auraient pu l'avoir tué, chacun selon son point de vue donc, et c'est le début d'une valse hésitation : l'enterrer, le déterrer, à chaque fois qu'un des protagoniste apprend qu'il n'est pas seul dans l'affaire.
L'affaire ? Commençons par la victime : Harry Worp, le fauteur de trouble, raide mort qui fait se mouvoir et s'émouvoir tout le monde autour de lui. Enfin, victime... si trois personnes croient l'avoir tué, personne n'a l'air de le plaindre beaucoup. On passe sur sa dépouille, on le rentre et le sort de sa tombe, on le balade, le déshabille, le rhabille comme s'il s'agissait d'un simple mannequin, un support à fantasme (c'est amusant d'ailleurs, car Hitchcock a tenu à ce qu'un acteur interprète le "rôle", mais il ne le créditera pas au générique. Dommage, il avait le nom de l'emploi : Phillip Truex = True X). Le premier à le découvrir est Arnie un charmant bambin (armé d'une mitraillette en plastique tout de même) qui court chercher sa mère au village. Le deuxième est le vieux capitaine Wiles, affolé à l'idée qu'au lieu d'avoir tué un lapin, il a fait passer de vie à trépas l'élégant allongé là. Arrive la mère de l'enfant, la jolie Jennyfer qui reconnait son ex-mari, mais a l'air très heureuse de le savoir trépassé (il faut dire qu'elle l'a accueilli plus tôt ce matin là en l’assommant d'un coup de bouteille). Puis une vieille fille, Miss Gravely, très peu troublée par la vision du Capitaine en train de traîner un cadavre à travers bois (on apprendra plus tard pourquoi elle se croit elle aussi la possible meurtrière de ce triple assassiné). Viendra s'adjoindre à ce quatuor (quintet si on compte le mort) un peintre fantasque et bohème, Sam, qui empêche dans un premier temps le Capitaine d'enterrer le pauvre Worp, sous prétexte (pas si bête) que beaucoup trop de gens connaissent maintenant son (in)existance. Et voilà le peintre qui se transforme en détective (ça tombe bien, il s'appelle Marlowe. Ici les noms sont sur-signifiants, comme Wiles (ruses), Gravely (on ne peut s’empêcher de penser à la tombe, "grave"), sans parler de l'auteur du roman qui a servi de base au film (non mais s'appeler Story quand on est romancier, dites moi un peu), des noms qui collent à la peau et qui finissent par symboliser, voire influencer, une personne entière. "How do you call it ?" demande le Capitaine à Arnie en parlant d'un cadavre de lapin qu'il traine avec lui comme un bon copain. "Dead" répond l'enfant).
Je n'aime pas les critiques qui racontent les films, je n'aime pas les critiques trop longues, et voilà que la mienne s'allonge et se vautre dans la diégèse pure. Bah, comptons ça comme une anomalie de parcours, un ovni, une provocation, que sais-je… Et continuons à nous promener dans la campagne du Vermont, à la recherche d'indices qui nous permettraient de démêler, un peu, cet écheveau tricoté par le diabolique Dr Hitchcock.
Car oui, le film se passe tout entier "au vert", au sein de jolies collines paisibles, en une (folle) journée d'automne illuminée ici et là par les taches (rouge sang !) des érables et des chênes. Un vrai "cliché" comme Sir Alfred les adore : quoi de mieux qu'un endroit tranquille pour que naisse l'intranquillité. Et de ces clichés, Sam le peintre fait des tableaux, mais pas des tableaux naturalistes, non des tableaux abstraits. "Je n'y comprends rien mais je les aime" dit l'épicière en en tenant un à l'envers, et pourtant effectivement ces tableaux symbolisent pour Sam quelque chose, comme on l'apprendra vers la fin du film ("celui avec des taches orange en plein orage / ah, il représente le début du monde"). L'apparence et la vérité profonde, le signifiant et le signifié, on nage en plein lac des Signes comme toujours chez maître Alfred. D'ailleurs, en parallèle avec l'activité de peintre de Sam, Hitch s'amuse à construire ses plans comme autant de tableaux aux cadres fixes (à tel point que lorsque un personnage sort par un des côtés, au lieu de le suivre en pano, on le récupère dans un autre cadre, un autre tableau). Un hameau plombé donc, sans mouvement, qui est figé également dans le temps : rien n'a l'air d'avoir changé depuis des siècles, on se croirait dans une gravure du XVIIe. D'ailleurs les personnages (on ne verra que 8 habitants, enfin 9 en comptant ce filou d'Alfred qui ne fait que "passer" à pied sur la route principale) n'ont pas de montre, à part Sam (et encore la sienne est cassée, il doit regarder le soleil pour savoir l'heure) et le petit Arnie à qui elle ne sert pas à grand chose à en croire la conversation qu'il a avec Sam :
– Qu'est ce que c'est demain ?
– Le jour après aujourd'hui
– Non, ça c'est hier. Aujourd'hui c'est demain
– "C'était"…
– Mais quand demain était hier ?
– Aujourd'hui.
– Ben oui : hier.
Confusion qu'on peut comprendre dans une bourgade aussi retirée du monde, où tous les jours se ressemblent. Tous les jours sauf celui du film, puisque cette simple apparition/disparition va entrainer une profonde transformation chez nos héros : de quatre solitaires, elle saura en faire deux couples. Eh oui, l'amour à la mort mêlé, vieille histoire. "Trouble with Harry" n'est peut-être rien d'autre qu'une bonne vieille comédie de remariage, rhabillée de neuf. Cette fois ce n'est pas un couple séparé qui doit se retrouver, mais une femme (mal) mariée qui doit se remarier avec le bon (et une vieille fille qui doit tomber dans les bras d'un célibataire endurci). Et pour cela, il faut faire le deuil de son passé. Pas l'escamoter, mais l'assumer avant de le dépasser. Harry, cadavre-ludion, est aussi ça : le mauvais souvenir qu'on veut enfouir pour l'oublier, mais qui remonte toujours à la surface. It's the trouble with the past : qu'est ce que c'est demain ? Le jour après aujourd'hui. Non ça c'est hier ! Jennyfer donne d'ailleurs un étrange conseil à son fils au début du film quand il lui demande s'il y a une façon spéciale pour oublier : "pense à autre chose". Mauvaise idée chérinette, et tout le film, (comme Spellbound, Marnie, Vertigo, et tant d'autres films d'Hitch, mais sur un mode amusé cette fois), tendra à prouver qu'on ne se débarrasse pas d'un cadavre - réel ou symbolique - en le cachant dans les placards (car les placards s'ouvrent toujours comme par enchantement au pire moment).
Bref, on se croirait dans un bon vieux Shakespeare, une version Old Comedy d'Hamlet. Hamlet ? oui oui, Harry est le frère de Robert (le premier mari de Jennyfer, et le père d'Arnie), et il s'est proposé pour l'épouser suite à l'assassinat dudit Robert (par qui ? mystère. En tout cas il ne fait pas bon être père dans le film : celui de Mrs Gravely est mort haché par une moissonneuse et celui du sherif adjoint est mort de maladie violente). Arnie et sa mitraillette penché sur le corps de son oncle, lui l'orphelin, ne me dites pas que ça ne vous rappelle pas quelque chose. (Et d'ailleurs, le poème que le Docteur Greenbow récite en se promenant dans les bois - il trébuchera deux fois sur Harry sans le voir - n'est autre que le Sonnet n°16 du divin William :
L’amour n’est pas le jouet du Temps,
bien que les lèvres et les joues roses soient dans le cercle de sa faux recourbée ;
l’amour ne change pas avec les heures et les semaines éphémères,
mais il reste immuable jusqu’au jour du jugement.
Si ma vie dément jamais ce que je dis là,
je n’ai jamais écrit, je n’ai jamais aimé.)
Être ou ne pas être : c'est un peu ce que se demanderait Harry s'il pouvait encore penser, lui qu'on escamote et ressuscite aussi vite qu'on change de chemise (de là à voir toutes ces scènes d'enterrement comme un décalque de celle où Hamlet rencontre un fossoyeur, et un crane, il n'y a qu'un pas, que je vous laisse le soin, ou non, de franchir). Dans un film réalisé par quelqu'un qui ne savait plus trop s'il était anglais (de naissance) ou étasunien (d'adoption), un film qui se déroule en Nouvelle-Angleterre, d'après un roman britannique, et où tout le monde semble avoir un humour (quand ce n'est pas carrément un accent) typically british, vous avouerez que c'est tordant.
Ah, en un mot comme en cent, voilà c'est ça : Hitchcock se tord. Dans tous les sens. Il ne veut pas être horizontal, identique à lui-même, momie avant l'heure. Ce film, c'est aussi un geste de rébellion tranquille, la façon la plus polie qui soit de montrer qu'il n'entend pas être confiné dans un cadre. A cet exercice - prendre le contre-pied - Hitchcock excelle et prend son pied… et le voilà filmant sans arrêt les pieds du mort avec ses chaussettes à bout rouge. Et le voilà faisant un whodunit ("who dit it" comme s'agace Marlowe en entendant le Capitaine écorcher l'expression) lui qui a toujours détesté ça. Un whodunit où finalement nobody did but the body. Il s'amuse et par la même occasion fait le portrait (finalement bourré d'émotion et de tendresse) de quatre hurluberlus qui voient les choses plus en terme d'échange que de profit (oh la jolie scène du milliardaire venant pour acheter tous les tableaux de Sam). Quatre rêveurs pour qui la mort n'est pas un drame, l'amour n'est pas une tragédie, la vie n'est pas un problème. Tant qu'on les manipule avec les gants de soie qui conviennent à toute main de fer : à gauche l'humour et à droite l'ironie.