Mandibules est un film qui se résume en un pitch concis : deux losers trouvent une mouche énorme et décident de l’adopter. Avec cette simple idée qui sert de prétexte à un film, Quentin Dupieux (comme à son habitude) pose un cadre et explore les limites de l’univers qu’il s’(ou nous) impose. Le film est une comédie du début à la fin et garde toujours un ton léger, même quand le surnaturel apparaît (cette mouche gigantesque et vorace, ou Michel Michel [Philippe Dusseau] qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son majordome [Philippe Dusseau]). Le métrage reste dans une sorte de bonne humeur constante, même quand les deux amis font brûler la caravane d’un pauvre vieux qui ne leur avait rien demandé ou quand Dominique, la mouche, dévore un petit chien vivant.
L’un des problèmes de ce film est que les personnages sont, hélas, un peu trop grossiers dans leur traitement et manquent de subtilité. Ici, les deux losers sont Manu (Grégoire Ludig) et Jean-Gab’ (David Marsais). L’un est un clochard qui dort sur la plage (pour ne pas dire “littéralement dans la mer”) et qui a l’air de se foutre complètement de sa propre situation, l’autre travaille dans une station à essence et n’hésite à aucun moment à quitter son poste pour accompagner son pote. Il est ici regrettable que Dupieux ne se soit pas servi de ses personnages pour parler d’une problématique réelle comme il avait pu le faire avec Steak (2006) et sa critique du harcèlement scolaire ainsi que le sentiment d’appartenance à un groupe en tant qu’adolescent, ou Le Daim (2019) et son regard sur la solitude en tant que vieux célibataire. Ces deux lascars auraient peut-être mérité que l’auteur s’intéresse à la réalité de leurs conditions de vie en tant que prolétaires plutôt qu’en faire directement de mauvais clowns. En effet, l’usage du Palmashow pour incarner ces deux personnages est à la fois une bonne et une mauvaise idée : leur duo est cohérent puisque les deux acteurs se connaissent parfaitement, ils sont sûr-mesure pour incarner ces deux idiots maladroits. Néanmoins, le risque est que le spectateur ne reçoive pas Jean-Gab’ et Manu comme étant des personnages à part entière mais simplement comme étant “le duo du Palmashow dans un film de Dupieux”. Dupieux tente de leur donner une consistance en leur donnant une poignée de main singulière, le “taureau”, adaptable à toute situation “taureau-matin”, “taureau-émotion”, mais je trouve que ça ne marche pas, ça me paraît presque forcé (au point où une scène entière y est dédiée, allant jusqu’à expliquer que la main est en forme de taureau : c’est trop pour moi). Le seul moment où le “taureau” est employé avec justesse me semble être après la mort du chiot, quand ils arrivent à faire croire, dans un quiproquo plein de maladresse, que c’est Agnès (Adèle Exarchopoulos) qui a mangé l’animal, et qu’ils se félicitent de leur réussite malgré eux. Le personnage d’Adèle Exarchopoulos est tout aussi lourd que ceux des deux membres du Palmashow puisqu’elle est obligée d’incarner une jeune femme beuglante suite à un traumatisme. Nous reconnaîtrons le talent de l’actrice d’avoir su rester en équilibre sur un fil tendu entre l’insupportable surjeu et une expressivité cherchant un certain réalisme. Néanmoins, la plus belle trouvaille en termes d’acteur me semble être Roméo Elvis et son très sobre gimmick : “Salut.”. Serge, son personnage, bien que scénaristiquement en opposition avec Manu et Jean-Gab’, se révélant tout aussi ahuris qu’eux.
Le point fort du métrage est cet univers anachronique (j’irai même jusqu’à dire agéographique), entre plusieurs époques où la culture américaine des 70s se mélange à la modernité technologique : on parle de drône mais on utilise de vieilles bagnoles, Jean-Gab’ a un téléphone à clapet quand Serge utilise un smartphone et que les télés sont arrondies et cathodiques, les habits sortent tout droit des seventies et on utilise des bicyclettes en forme de licornes. Le film est tourné dans le Var et s’habille avec un look très californien, avec ces magnifiques couleurs pastels et ce faible contraste qui donne une image à la fois terne et chaude, cette lumière rayonnante et ces ambiances sonores qui rappellent le sud de la France. Tous ces éléments hétérogènes, bien que non-réalistes, se marient à l’écran et forment un ensemble singulier et curieusement homogène. Dominique, la grosse, la fantastique mouche surprend les personnages et paraît étrangement réelle grâce au travail de marionnettiste de Dave Chapman. La texture sonore au moindre déplacement de pattes, d’ailes ou de mandibules rend le tout encore plus vivant. On regrettera peut-être qu’elle serve si peu et qu’elle soit là comme une sorte de McGuffin tant elle est réussie.
En bref, pour résumer, Mandibules est un film classique pour Dupieux : les plans sont jolis, quelques gags font mouche, l’univers fonctionne plutôt bien mais il n’y a aucune surprise ou trouvaille particulière. Il respecte sa recette et celle-ci marche agréablement mais se contente d’être ce qu’on attendrait de l’auteur (en ajoutant un aspect grand-guignol en plus, en raison du duo Palmashow qui n’a pas un jeu de cinéma, ici). Le film est pourtant loin d’être un mauvais moment, et cette mouche a franchement quelque chose de fascinant.
30/07/23