Pendant longtemps, aimer (adorer, aduler) le cinéma de Steven Spielberg restait une proposition qu’il fallait défendre ardemment devant le malentendu persistant à son égard. L’artiste a pourtant toujours manifesté une volonté d’en découdre avec le mythe qui ne laisse pas d’intriguer. Non pas le mythe américain (comme chez Coppola, Cimino, De Palma ou Scorsese) mais un mythe universaliste, biblique, dont l’image et son pouvoir d’incarnation seraient les pivots. Le désir d’icône travaille en effet une œuvre qui, loin d’être figée, se distingue par d’inépuisables capacités de transformation. Ses histoires de quête et de poursuite consistent souvent en la traque d’un objet, d’un signe, tous vecteurs d’une obsession : camion (Duel), enfant (Sugarland Express), requin (Les Dents de la Mer) ou cheval (Cheval de Guerre), montagne (Rencontres du Troisième Type), Arche d’Alliance (Les Aventuriers de l’Arche Perdue), extraterrestre, home (E.T.), fillette en manteau rouge (La Liste de Schindler), soldat (Il Faut sauver le Soldat Ryan), amour maternel (A.I.), famille (Arrête-moi si tu peux). Retrouver la source du merveilleux, c’est révéler ce que dissimule une image et tenter de réenchanter le monde à partir de ce lieu afin de le sauver, après les doutes et remises en question du cinéma américain des années 70. Mais chez l’auteur, cette croyance s’est peu à peu émoussée sans que les personnages cessent d’en être sujets : de là naît un pathétique qui redouble la candeur spielbergienne. Il n’est pas innocent que ses ouvrages les plus morbides consacrent l’idée d’une perte filiale dans un corpus aussi marqué par l’attachement sentimental aux choses. Motif récurrent, l’enfant perdu refait surface dans Minority Report, de façon littérale lorsque John, remontant de la piscine où il faisait un concours d’apnée avec son fils, s’aperçoit qu’il a disparu de la margelle. Son évaporation gît au cœur de la fiction, comme un trou où tout s’origine. Tel est l’angle mort, le flash-back impossible qui active ce film dense, palpitant, brillant, traversé par d’étonnantes visions : le regard et les images, ce qui s’y montre mais surtout ce qui s’y cache.
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Le postulat exposé ici découle d’un vœu pieux : l’éradication de la criminalité. En 2054, le district de Washington a développé un programme expérimental d’une efficacité a priori infaillible. Une nouvelle unité de la police exploite les dons divinatoires des précogs, un trio de médiums maintenus en état de transe dans une sorte de bassin amniotique. Le cerveau bousillé dès le stade fœtal par la drogue de synthèse qu’utilisaient leurs parents, ces modernes pythies technologiques lisent le futur quand il est homicidaire : les meurtres à venir leur parviennent sous forme de flashs chaotiques, de courtes séquences disjointes, d’iris flous cerclés de noir rappelant le cinéma primitif. Aux membres de la brigade Pré-Crime d’assembler ces indices parcellaires, transmis par les oracles à des ordinateurs télépathiques, de les interpréter au son de la Symphonie Inachevée de Schubert, et de cueillir les assassins avant qu’ils ne passent à l’acte. Est-il aussi répréhensible de vouloir tuer que de tuer réellement ? Oui, si l’avenir est écrit, certifié intangible. John Anderton, flic d’élite, serviteur zélé d’un état susceptible de légiférer en toute impunité, ne se pose pas la question. Jusqu’au jour où le meurtrier qu’il doit alpaguer, après l’avoir découvert sur l’écran en flagrant délit, n’est autre que lui-même… À partir de cette situation vertigineuse (Philip K. Dick oblige), l’intrigue échafaude un redoutable meccano mabusien slalomant entre destin et anti-déterminisme, réel et virtuel, futur antérieur et passé décomposé, et diluant la vérité dans un bain de faux-semblants et de manipulations. Sous les habits de l’anticipation (rarement le terme fut si adéquat), elle épouse une dynamique de type whodunit et organise un emboîtement de charades et de références au film noir : les précogs se prénomment Agatha (Christie), Arthur (Conan Doyle) et Dashiell (Hammett), tandis que les péripéties reprennent des éléments du Grand Sommeil ou de L’Invraisemblable Vérité (le lapsus compromettant qui trahit son auteur).
Il est notable que Spielberg ait été le premier à dépeindre l’Amérique post-11 septembre sous l’angle inédit de la restriction des libertés civiles. Minority Report remet en cause avec une grande netteté la doxa sécuritaire d’une idéologie dont le fameux "zero tolerance" n’a cessé de faire des petits de chaque côté de l’Atlantique. Il pointe sans détour les impasses théoriques et morales d’une logique pénale survalorisant la prévention. Le commentaire politique se hausse en une interrogation plus large et ouvertement langienne sur l’innocence et la culpabilité. Anderton est un faux coupable (recherché pour un crime bidon), rongé par une culpabilité plus profonde (la disparition de son fils) et, dans un monde où virtuellement plus personne n’est innocent, il apprend à expier l’un (son remords de père brisé) par l’autre (l’établissement de la vérité sur ce dont on l’accuse). Pour le cinéaste, cette confusion problématique s’enracine dans un phénomène médiologique contemporain : un grand désordre lié à la perception erronée des images. Longtemps animé par une foi figurative illimitée (il a rendu des espèces disparues aussi familières que des animaux domestiques et illustré une frange de l’Histoire généralement tenue pour irreprésentable), il teinte de scepticisme un propos hanté par les fantômes du totalitarisme et de l’élimination systématique (John découvre ainsi avec effroi le bagne cryogénique des criminels réduits à un numéro). Le futur lointain d’A.I. cède à un avenir bien plus proche, très crédible car il radicalise les angoisses d’une société où, l’inconscient étant en passe d’être colonisé, les désirs sont soumis à la seule satisfaction consumériste. À peine extrapolés, objets et gadgets (home-cinéma en 3D, téléphones de la taille d’une oreillette, dépêches des quotidiens électroniques en prise directe avec l’actualité) ont été rejoints par le présent. Poussant à l’extrême la traçabilité avérée de nos actes, les publicités interactives activent des mécanismes de reconnaissance optique et délivrent à chaque client potentiel un message personnalisé, en un troublant mélange d’intrusion et de séduction.
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"Can you see ?" demande Agatha à Anderton : métaphore fondatrice d’un film qui multiplie les diagrammes de l’œil. En tant qu’instrument de domination étatique, celui-ci enregistre, contrôle, dirige. Il identifie son sujet par un scanning rétinien, telle une biopuce divulguant à une instance supérieure l’éventail de ses données personnelles. Le dealer a les orbites vides. John se fait énucléer et remplacer les yeux pour échapper à ses poursuivants. Il garde les vrais et renaît symboliquement de cette opération qui lui réapprend à voir. La maladie de Minority Report tient à une trop grande foi aux signes et le parcours initiatique du protagoniste implique qu’il sorte du ventre des images (les scènes fascinantes où il examine et manipule à mains nues le magma visuel organique des prémonitions) pour en devenir simplement le lecteur. Il lui suffit de faire un pas en arrière pour les remettre à leur place et les tenir pour ce qu’elles sont : des surfaces décodables à distance. L’énigme se résout par les analyses successives d’un enregistrement vidéo et la mise en relief d’un détail caché — rapprochement inattendu avec le cinéma de De Palma (qu’entérinera vingt ans plus tard une séquence de The Fabelmans). Car dans cet empire du leurre et du déchiffrement, il subsiste malgré tout une bonne image, une "image minoritaire" : le souvenir traumatique d’une enfant dont la mère a été assassinée et dont la rémanence permettra de tout élucider. Agatha et John sont des héros messianiques appelés à supporter les crimes du monde pour l’une et le paradoxe tragique du système Pré-Crime pour l’autre, jusqu’au moment superbe où leurs têtes ne forment plus que les deux moitiés d’un même organisme bicéphale, d’un Janus bifront offrant la clé du récit : la réconciliation, la communication passeront par l’acceptation du présent, la nécessité de faire avec le monde tel qu’il est. Non seulement l’homme n’est pas le jouet d’un fatum aveugle, mais c’est à lui d’imaginer et de bâtir le futur qui l’attend.
Dans sa manière de toiser les thrillers high-tech contemporains, le film affirme une croyance presque archaïque en la narration, relayée par l’unité stylistique de la mise en scène, l’énergie cinétique de ses enchaînements, les coups d’éclat souvent époustouflants de ses options formelles (morceaux virtuoses en pagaille, que dispense une caméra voltigeuse mais toujours motivée). Blafarde, granuleuse et surexposée, d’une monochromie quasi orwellienne, la photographie de Janusz Kaminski abonde en effets audacieux qui dématérialisent le monde et l’enveloppent tel un linceul. Si Minority Report est l’œuvre supérieurement exécutée d’un entertainer au top de ses moyens, celui-ci y assume le plaisir d’être un sale gosse, blagueur et trivial, flirtant avec le stade anal (de l’usage des "vomitriques", gourdins qui font dégobiller les délinquants chopés, à l’ingestion de sandwiches en putréfaction), le burlesque méchant (John courant après ses yeux qui roulent comme de vulgaires billes au fond d’un sinistre égout) ou le baroque horrifique (l’épisode avec le chirurgien trash tout droit sorti du Festin Nu). Il y fait aussi passer clandestinement ses préoccupations et sa partition funèbre. Le lien qui se noue entre le père endeuillé et la jeune orpheline consent à dévoiler comme un secret de famille : celui de deux êtres ne parvenant pas à enterrer leurs disparus. Le cinéaste vise ainsi à ancrer ses personnages dans la généalogie des morts, comme si seule la mémoire d'un passé sans cesse entretenu offrait une alternative à un futur désincarné. Née d’une volonté bienfaisante, l’entreprise utopique de Lamar Burgess sera finalement sacrifiée par son instigateur, au nom de l’espoir collectif. Spielberg, qui se définit comme un humaniste sceptique, un idéaliste inquiet, choisit lui aussi de privilégier la chance donnée au sursaut, à la conscience, au libre-arbitre. Ses opus suivants oscilleront entre l’euphorie trompeuse et la noirceur absolue, la fable roborative (Arrête-moi si tu peux) et le cauchemar visionnaire (La Guerre des Mondes). L’intelligence avec laquelle il allie ici spectacle et réflexion, lisibilité et complexité, divertissement et profondeur, atteste que le maître traversait alors l’une des phases les plus fécondes et stimulantes de sa carrière.
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