Si Tarkovski a toujours inscrit ses films dans sa propre logique d’idées, principalement ses opinions très conservatrices quant à l’art et la technologie, et si sa patte est très facilement reconnaissable pour un initié, ses réalisations n’ont jamais été intimes ou personnelles. C’est un auteur marqué mais qui préférait partager sa conception du monde plutôt que d’expier ses démons. Nostalghia, au fond, est l’exception qui confirme la règle. Exilé de ses terres natales soviétiques, le cinéaste russe se retrouve à méditer dans les campagnes transalpines, dans un miroir filmique aussi troublant que troublé.
Le sentiment qui parcourt Nostalghia est résumé par son seul titre. Un mal du pays illustré par le plus symbolique des réalisateurs qui, par petites touches atmosphériques, compose le spectre hantant de la Russie dans cette Italie transie de brume. De tous les films de Tarkovski, ce pénultième volet est l’un des plus narrativement hermétiques car le cinéaste lui-même semble engourdi par son voyage ; de ce point de vue, on pense à Le Miroir et à son puzzle mental. Nostalghia répond des mêmes codes, sa force évocatrice et le travail précis de l’image se rapportant à la peinture : on pense à Segantini, et même plus anciennement à certains tableaux de la Renaissance. Isolé dans la terre antique de l’art, Tarkovski s’y rapporte et se fascine pour son architecture, ses couleurs et ses paysages – il y appose son sceau et transcende sa vision.
L’Italie de Tarkovski n’est pas romantique – empreinte d’une douceur obscure, elle porte l’empreinte du cinéaste, dans cet expressionnisme fantomatique aux décors teintés de marécage. Une imagerie qui complète le ton profondément pessimiste de Nostalghia – comme une procession lente et semée d’échecs, la cause commune ne peut être que construite par les petits gestes et les petits gens. C’est une vision globale et pourtant très modeste du Monde que pose le cinéaste russe. Il faut savoir être patient, il faut savoir être persévérant pour conserver vivante la flamme de la bougie chancelante ; les effets n’en sont pas toujours connus, car l’existence est courte – le destin est long.
C’est sur des bases nihilistes que Nostalghia construit ses questions. Au milieu de l’océan humain, qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que le beau ? Qu’est-ce que l’individu ? La réponse sèche de Tarkovski, aussi brutale que simple, est celle d’une tâche infinie. Celle d’une lueur faible qu’il faut transporter. Quelle est donc cette lueur ? C’est un peu le MacGuffin tarkovskien, l’interrogation ultime où chacun imaginera ce qui lui plait : art, science, religion… au final, peu importe. Ce n’est pas tant l’objet qui nous intéresse, mais le chemin parcouru.