Le sang, c'est la vie (et le son aussi)
Comment faire le bilan d'une carrière à la fois aussi restreinte (seulement 13 films en 34 ans) et aussi fournie (thématiquement) que celle de Jarmush? Ici, point question de personnages prenant leur café avec une cigarette ou d'un samourai des temps modernes, le thème choisi fera penser à celui d'un film d'horreur puisqu'il s'agit (de prime abord) de la vie de deux vampires dans le Detroit d'aujourd'hui. Pourtant, sous ses abords de films sanguinaires, rien ne prépare le spectateur à ce qu'il va voir: en dehors du sang contenu dans les verres consommés par les héros, pas une scène gore à l'horizon.
En réalité, Jarmush utilise les vampires non comme des assassins mais comme des immortels déprimés qui ont tout le loisir de constater la désespérance de la race humaine au fil des siècles. Pourtant, le film n'est pas un concentré de noirceur: au-delà de sa claustration et de ses tentatives de suicide répétées, le personnage de Tom Hiddleston (qui n'a jamais été aussi brillant) a une réelle volonté de vivre, qu'il exprime certes à travers de splendides compositions musicales d'une aigreur sans égale, accompagné de sa compagne, la sublime Tilda Swinton, qui tire ici le meilleur rôle d'une carrière pourtant déjà bien riche. D'ailleurs, le ton n'est jamais complétement déprimant: souvent, des scènes à l'accent comique viennent se greffer au reste (la "consommation" de Ian, les scènes d'hôpital).
Leur couple constitue d'ailleurs le noeud de résistance dans leur vie interminable; leur fusion est telle qu'elle subsiste à l'autre bout du monde (elle à Tanger, lui à Détroit), leur amour commun de la création et de la connaissance leur permet de prendre conscience de la richesse et de la beauté de la vie, et de la souligner (la scène où Tilda Swinton trouve un champignon en est l'exemple parfait puisque "sans lui, la vie ne saurait exister").
Le traitement que le réalisateur réserve au sang est presque inédit: il est certes le moyen de subsistance des vampires, mais il est aussi et avant tout une drogue dont la consommation permet aux personnages de s'échapper du réel et laisse l'occasion au spectateur d'admirer de splendides scènes de trips comme on n'en avait plus vues depuis longtemps.
Autre point d'attention majeur: l'art: Tilda Swinton s'embarque avec des tonnes de livres qu'elle lit de manière très rapide, Tom Hiddleston compose et compose toujours. Jarmush fait ici une magnifique déclaration d'amour à l'art, en tant notamment que meilleur moyen d'échapper à la tristesse et au désespoir. Ainsi, lorsque tout semble perdu aux héros qui ne veulent pas céder à leur instinct de buveur de sang, c'est une chanteuse tunisienne qui se charge sans le vouloir de leur faire reprendre pied, et offre une dernière scène d'une ironie grinçante. Certains trouveront là un point d'élitisme ou d'intellectualisme de la part de l'auteur, d'autant que les vampires désignent ceux qui leur font peur de "zombie", ce qui leur confère un aspect dédaigneux, mais qui n'a jamais tenté de se protéger en dénigrant l'autre? Et le manichéisme n'est pas de mise puisque Ava (Mia Wasikowska, attendrissante mais dangereuse), elle, n'hésite pas à boire celui qui représente un espoir pour les "zombies". Par ailleurs, on notera la perfection de la bande originale de Jozef Van Wissem et SQÜRL, soit Jim Jarmush and friends, qui colle parfaitement à la beauté mélancolique du film, à l'image de ce générique de début montrant le ciel étoilé et un générique en lettres gothiques rouge sang.
Une ode à la création et à la vie malgré tout. Merci Jim.