La première question s’adresse à la physique, la seconde à la technique d’une part, à la morale de l’autre et relève, par ces deux aspects ensemble, de l’esthétique, celle du cinéma notamment. Nolan semble en avoir fait son objet et se heurte aux limites du montrable, d’un côté les « représentations » intimes, comme les rêves ou les « visions » de l’inconnu encore à découvrir, de l’autre les modélisations de l’inconcevable, comme le trou noir dans Interstellar.
On comprend alors pourquoi il a monté son personnage d’Oppenheimer à partir des « visions » que celui-ci se fait de la nouvelle réalité que semble mettre au jour la mécanique quantique. Cela est l’occasion pour Nolan de déployer sa débauche d’effets visuels habituels par où on le reconnaît, kitch suranné sitôt qu’apparu. Oppenheimer est obsédé par l’idée de comprendre et comprendre pour lui, comme pour Nolan, c’est voir. Au prix de combien de verres cassés ? Je pense à cette phrase de Tolkien : « Et qui brise quelque chose pour découvrir ce que c’est a quitté la voie de la sagesse. » Il y a au cœur de la passion scientifique cette curiosité infantile qui pousse à casser l’enveloppe pour découvrir ce qu’elle recèle, appelons cela le plaisir de l’amande si vous voulez. Plus tard, cela se traduit par l’idée que le monde a des secrets à révéler et qu’il faut les lui faire avouer. C’est ici que se situe l’éthique : le scientifique qui réfrène ce désir et celui qui s’y abîme.
Ainsi pour Oppenheimer de rechercher la manifestation de cette puissance tout juste soupçonnée. Et c’est sans doute là le mobile profond du personnage de Nolan. Lorsqu’Oppenheimer et ses collègues apprennent que les Allemands sont parvenus à casser un noyau atomique, lui ne croit pas que ce soit possible mais Lawrence et son équipe y parvienne. La preuve : des points sur l’écran d’un oscilloscope. Voilà la manifestation d’une réaction nucléaire ! Le cinéma de Nolan comme l’ambition d’Oppenheimer ne s’en contentent pas. On n’a encore rien vu.
C’est pourquoi, sitôt la puissance révélée, sitôt l’essai réussi, les doutes vont miner Oppenheimer. Il a vu ce qu’il voulait voir, la suite est inutile. Le but atteint, c’est le reflux des remords, qui emplissent la place vidée du désir, révélé pour ce qu’il est. La morale est ici cosmétique. Mais Nolan est si proche de son Oppenheimer, qu’on se demande s’il n’est pas lui-même le dindon de sa propre farce, inconscient de sa fascination stérile pour le visuel. Il n’est qu’à voir cette idiotie de mise en scène où l’on voit Jean Tatlock nue sur Oppenheimer dans la salle d’interrogatoire. Il faut ne rien comprendre à la nudité devant le pouvoir qui n’est absolument pas celle de l’acte sexuel. Il est vraisemblable qu’aucune des personnes dans la salle n’ait la moindre idée du visage de Tatlock. Ce qui est ici décortiqué, c’est la vie nue d’Oppenheimer pour jouir non pas en voyeur mais en puissant. La valeur qu’attribue Nolan à la scène montre qu’il ne comprend pas ce qu’il raconte et cherche à faire d’une humiliation un érotisme. Car il se contente de poursuivre jusque là son obsession du voir et du montrer, passant à côté de l’enjeu.
Quant au reste, il a bien fallu gonfler le prestige d’Oppenheimer, seul parmi ses illustres collègues à n’avoir pas obtenu de prix Nobel afin de justifier l’intérêt d’un tel sujet (pour hisser Oppenheimer à la hauteur d’Einstein, il faut se placer à l’endroit exact où se rejoignent la prétention de l’un et la modestie de l’autre), d’en faire un problème prométhéen quand il s’agit plus vraisemblablement d’une situation pandorienne. Mais l’inversion de Nolan est caractéristique de son aveuglement, quand la passion puérile du voir s’ambitionne impuissamment en génie créateur – émule en cela de Spielberg plutôt que de Kubrick, hélas ! On ne s’ennuie pas. On sort de trois heures de film à se demander ce qu’on nous a raconté.