On ne saura lui retirer ça : Yorgos Lanthimos est devenu un de ces auteurs à patte ; ce genre de patte qu’on reconnaitrait presque entre mille.
Et l’air de rien, il y a du coup quelque chose de piégeux là-dedans, tant pour Lanthimos lui-même que pour ses spectateurs, dans la mesure où chaque nouveau film devient dès lors un défi. Le défi d’à la fois rester fidèle à soi-même sans pour autant sombrer dans la redite voire – pire – l’autocaricature.
Moi-même j’avoue toujours me lancer vers ses nouveaux films en étant pétri de sentiments mitigés, surtout que je n’ai pas toujours été conquis par ses expérimentations passées.
Par rapport à ce défi-là, Poor Things semble tout de suite chercher à empoigner le taureau par les cornes. Il le fait notamment en proposant d’emblée un univers et une mise en scène riches, créatifs et impactants.
On joue de tout et sur tout : photographie comme choix de cadre, décors comme créatures. Et si on retrouve très rapidement ce jeu de lentilles déformantes qui est désormais presque devenu une signature de l’auteur grec, on reste malgré tout forcé de constater que l’offensive formelle est totale. C’est systématique. Chaque plan regorge d’idées. C’est l’orgie. Presque la débauche démonstrative.
Mais loin de moi l’envie d’y voir là un défaut, bien au contraire.
L’entreprise a beau être démesurée que l’homme – quoi qu’on en pense – reste à la hauteur de ses ambitions. Difficile d’ailleurs de ne pas penser au Cronenberg des grands temps – Festin nu en tête – ce qui n’est quand même pas rien en termes de référence.
Or, sur ce point, le film ne se démobilisera jamais. Il surenchérira en permanence, parvenant même à mes yeux à justifier tous les excès et les excentricités, tant le goût du détail et de créativité sont ce qui transpire à chacun des instants proposés.
C’est un florilège, et à ce niveau-ci, cela relève du régal.
Seulement, voilà…
Quand bien même je n’irais pas jusqu’à dire qu’une telle démonstration formelle relevait de l’attendu que, malgré tout, j’aurais tendance à dire que ce n’était pas là que qu’allait se jouer ce Poor Things.
Les talents de plasticien et de mise-en-scène de l’ami Lanthimos, on les connait. Mais là où, me concernant, l’adhésion (ou la répulsion) se fait, c’est sur la question de la finalité de l’ensemble.
Car oui, Yorgos Lanthimos a toujours aimé s’amuser avec l’absurde, le contrepied, voire l’irrévérence. Mais le problème que ça pose à un spectateur comme moi, c’est que faute d’autre finalité que celles-ci, je trouve qu’il arrive parfois que ce cinéma tourne à vide et ne sache pas vraiment quoi faire ou quoi dire de ce qui reste en fin de compte qu’une posture.
Me concernant, c’est clairement cette gratuité – pour ne pas dire cette vacuité – qui m’a fait rester en partie sceptique face à The Lobster ou bien encore sa fameuse Mise à mort du cerf sacré. Et c’est aussi parce qu’il a su dépasser cette gratuité dans sa Favorite qu’à l’inverse j’avais été particulièrement séduit par ce dernier film en date.
Dès lors, quid de ce Poor Things. Allait-il être synonyme d’un retour aux facilités d’hier ou bien au contraire allait-il être pensé pour être dans la droite continuité de cette démarche plus risquée de cohérence d’ensemble ?
A ma grande joie, Poor Things a bien été sur ce point-là une poursuite audacieuse plutôt qu’un repli frileux. Néanmoins, force m’est de constater que, me concernant, c’est clairement sur ce point que quelque chose bloque.
Parce qu’au fond, autour de quelle idée tout ce film se maille-t-il ?
Au cœur du récit se trouve une histoire de savant fou qui – tel le docteur Frankenstein de James Whale – s’amuse inconséquemment à se fabriquer une poupée humaine ; poupée qui sera le centre d’intérêt de l’intrigue dans la mesure où c’est autour de son éveil et de ses pérégrinations que se tisse le fil de l’histoire.
Bien évidemment, cet éveil n’aura rien d’anodin, dans la mesure où c’est à travers lui que ce bon Yorgos va pouvoir exprimer son irrévérence et nous inviter ainsi – nous, spectateurs – à l’explorer et y cheminer. Soit.
Le problème c’est qu’à côté de ça, il y aussi toute une symbolique de mobilisée qui vise à faire une description par le menu de ce qu’est l’aliénation de la femme, ce qui ne serait pas un souci en soi si – justement – cette démarche n’était pas menée de concert au souci d’irrévérence de ce cher Lanthimos.
Car, franchement, quoi de plus convenu que de faire, en cette première moitié de décennie 2020, un film allégorisant l’aliénation de la femme ?
Même sous forme fantastique, la chose a déjà été explorée jusqu’à très récemment – qu’il s’agisse de la Forme de l’eau de Guillermo del Toro ou du Men d’Alex Garland – si bien que tous ces points de démonstration – lesquels sont parfois énoncés de la plus plate des manières – donnent à ce film une coloration bien proprette et morale alors que la démarche de fond semble tout à fait contraire.
S’ajoute d’ailleurs à cela une propension plus qu’affirmée de ce film à s’étendre longuement sur l’émancipation sexuelle du personnage de Bella, qui devient alors un prétexte évident à la multiplication de scènes grivoises durant lesquelles Emma Stone est amenée à beaucoup donner de sa personne ; mais face auquel l’ami Yorgos ne semble pourtant pas pleinement assumer leur caractère profondément libidineux et fantasmatique tant il les soupoudre de discours revendicatifs et émancipatoires, quand bien même ceux-ci se révèlent-ils au final totalement superficiels.
Tout ça sonne quelque peu la contradiction permanente, la démarche à moitié assumée, le vice sans l’immoralité ; l’audace sans la désobéissance.
Tout ça aurait presque des allures de petit porno chic bourgeois mais qui ne voudrait surtout pas être qualifié et nommé comme tel…
Alors après – et fort heureusement – ce Poor Things est loin de ne se réduire qu’à ça.
Autour de toute cette trivialité, Lanthimos parvient à bâtir une farce par laquelle toutes les figures classiques sont amenées à être assez jouissivement tournées en ridicule. Du savant à l’amant, de l’époux au patriarche se devant d’éduquer ses enfants, tous finissent par voir leur posture détruite par la passion qu’ils vouent à celle qu’ils pensaient pourtant instrumentaliser au service de leurs jouissance.
La mise à nue de l’illusion reste encore l’exercice dans lequel Lanthimos demeure le plus habile. Face au culot et à l’absence totale de second degré de Bella, chacun est finalement contraint de tomber le masque, d’abandonner ses sophismes habituels, désamorçant ainsi systématiquement toutes les mécaniques d’emprises auxquelles nous sommes habitués dans ce genre de situation.
Il y a presque dans ce Poor Things quelque chose de carnavalesque et qui le rend, à mes yeux, éminemment sympathique.
C’est d’ailleurs ce qui fait que, en tout et pour tout, j’ai clairement apprécié ce nouveau long-métrage de Yorgos Lanthimos.
Réfléchi, créatif, efficace, riche, taquin… Il cumule trop de qualités pour que je n’y sois pas sensible. Ça c’est indéniable.
Néanmoins je ne peux m’empêcher d’être frustré par cet aspect « taquin, taquin et demi ».
Il y a dans cette mise-en-scène et dans cet univers un travail bien trop conséquent et poussé pour qu’au final il ne soit mis au service que d’une farce certes sympathique mais au fond bien dans l’air de son temps. Convenue.
Car c’est aussi un peu ça qu’on attend d’un auteur à patte, comme l’est Yorgos Lanthimos. On espère toujours un peu au fond de nous qu’il sache faire fi des modes et des courants de son époque pour nous offrir un cinéma entier qui sache offrir un temps soit peu de la rupture.
Or j’ai l’impression qu’en allant chercher davantage de cohérence dans son ouvrage, Lanthimos y perd en impact et en corrosion.
Mais bon, au moins ne pourra-t-on pas lui reprocher à de continuer à chercher et à explorer, film après film.
Car on ne pourra clairement pas retirer ça au bon Yorgos.
Il n’est pas de ces « auteurs, auteurs et demi ».
Alors en espérant qu’il sache, pour son prochain film, poursuivre ainsi…