Aloysious “Allie” Parker est une petite frappe, un merdeux comme sait si bien en chier l’Amérique; il préfère se regarder longuement dans la glace plutôt que de se noyer dans les yeux de sa copine, il se donne un genre avec un vocal fry insupportable, il ment, il vole et revend des bagnoles, il vaque et se dandine dans les ruelles mauvaise de New-York; c’est un James Dean médiocre, un Holden Caulfield inconsistant qui, au même titre que les Etats-Unis eux-mêmes, semble plus intéressé par son paraître que par sa propre histoire : une histoire comme des points qu’on relie et qui finissent par former une image. Ici, l’image est un film entier, sans intrigue, seulement constitué d’une nébuleuse de situations qui se suivent dans une sorte de continuité thématique étrange. Ici, le récit n’est qu’un regard nihiliste sur son époque et sur l’aliénation issue de la ville. Ici ça se passe à New York, mais ça aurait pu tout aussi bien se passer là-bas, à Paris, puisqu’il finira, lorsqu’il embarquera pour la France, par rencontrer un doppelganger parisien effectuant le chemin inverse et qui semblera prendre sa place à New-York.
Au même titre que les autres personnages, Allie est un néant d’écriture au service d’un propos. Nous ne connaîtrons le nom d’aucun autre personnage qu’Aloysious, qui tente d’exister en tant qu’individu dans un monde où il n’est rien. Sa copine n’est à ses yeux et à l'œil de la caméra qu’un contexte, une situation. Tout tire vers le stéréotype, le film se nourrit d’images connues afin de ne pas avoir à donner de consistance à ses personnages et créer du récit, du symbole, du sens aisément : le vétéran du Vietnam qui squatte les ruines évoque sans avoir à la développer la triste problématique de milliers de jeunes soldats traumatisés à jamais, les folles sont folles (et surtout lourdingues…) et critiquent également le traitement de la démence qu’on préfère isoler plutôt que guérir, le saxophoniste maudit, pure image d’Epinal de l’artiste incompris, renvoie à toute l’imagerie du film noir… Nous avons finalement l’impression de voir un film qui imite le cinéma qu’il aime, entre le cinéma d’auteur de la Nouvelle Vague française ou du Nouvel Hollywood, et le cinéma expérimental américain. Cela accompagne la construction narrative du film puisque comme Allie nous n’avons aucune attache à ces personnages, mais semble aussi être une faiblesse du long-métrage qui ne prend jamais le temps de développer dans le détail chacune des situations vécues qui servent uniquement à nourrir une toile de fond mais n’apportent aucun positionnement réel concret et nuancé. Est simplement présenté un monde absurde et fou, retranscrit par une ambiance quasiment lynchienne (la musique discordante que l’on retrouve tout le long du métrage participe par ailleurs grandement à créer cette atmosphère). Les longs plans de ce film étudiant témoignent certes d’une économie de moyens, mais contribuent également à l’aura lancinante du tout. L’image en 16mm a une vraie patine qui joue à lui octroyer un certain charme. Néanmoins, à se vouloir trop arty, à jouer la carte du bizarre, on ressent parfois que Jarmusch trébuche et ne sait pas trop où il se dirige : la citation des Chants de Maldoror de Lautréamont n’apporte rien au film si ce n’est une baisse de rythme. Le film a au moins la décence de ne pas durer trop longtemps et ne pas s’étaler plus que nécessaire.
Bien que titubant et cabotinant parfois, le film a le mérite d’apporter un regard sincère sur cette aliénation urbaine que le cinéma n’aura jamais de cesse de montrer afin de nous dire “vous n’êtes pas seul”. L’introduction du film, présentant dans un montage parallèle tantôt des rues gorgées de piétons sur un air de saxophone, tantôt des ruelles délabrées, vides et silencieuses, met en exergue la vacuité de l’existence dans de telles mégalopoles modernes et résume tout le propos du film en une seule séquence. À l’image d’Allie et de tous ces personnages désabusés, nous n’existons que pour disparaître; nos quêtes de bonheur individuelles sont vides de sens à l’échelle de cette masse grouillante qui constitue l’humanité.
27/08/2023