Au risque de conforter ceux qui ne voient en lui qu’un pur virtuose adonné à de vains exercices de style, Brian De Palma admet bien volontiers qu’il choisit ses sujets en fonction des possibilités visuelles qu’il pense y déceler. À la différence d'un Martin Scorsese par exemple, il appartient à cette race d’artistes qui ne crée pas pour s’exprimer mais s’exprime pour créer. Ce qui le motive est le brassage des signes et des figures, la subversion des codes et de leurs conventions, la dialectique des plans objectifs et subjectifs, la tortueuse alchimie qui donne corps à une fiction. Adepte résolu d’un cinéma illusionniste, il semble s’être donné pour tâche d’inventorier toutes les ressources de la rhétorique filmique : grand angle, cadrages obliques, ralentis ou accélérations, effets kaléidoscopiques saturent son style et marquent mille écarts par rapport au langage commun. À ce titre il est, après Stanley Kubrick, un des rares réalisateurs américains de sa génération à perpétuer le projet démiurgique que s’était fixé l’expressionnisme. Loin de s’effacer devant le matériau qu’elle modèle, la mise en scène se déploie avec tant d’ostentation qu’elle ne cesse de se désigner comme telle. Il n’est pas d’image innocente, répète inlassablement l’auteur : chacun de ses plans trahit l’omniprésence du maître d’œuvre qui l’ordonne et le compose. Il doit peut-être d’ailleurs à l’école allemande, davantage qu’à la tradition gothique anglo-saxonne, d’avoir multiplié les variations sur le thème du double, qui se prête mieux que tout autre aux jeux spéculaires — chose apprise chez Lang, Murnau et plus tard Hitchcock. Le voyeurisme, la prestidigitation, l’hypnose, la paramnésie, la télékinésie, la télépathie apparaissent chez lui comme autant de modalités du regard par lesquelles l’homme à la caméra se juge, s’interroge, se réfléchit lui-même en un singulier vertige. Ces marques obsessionnelles sont portées à incandescence dans Phantom of the Paradise, film-culte impérissable, éclaté et flamboyant, dont l’inspiration baroque (profusion, excès, images et ton déglingués) est renvoyée à son étymologie (l’excroissance) comme à sa propre histoire (flirt avec le mauvais goût, l’inélégance ou la laideur, alliance contre-nature de lyrisme et de bouffonnerie).


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Le cinéaste importe du célèbre Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux la trame et la démarche hagarde : défiguré, dissimulant ses blessures sous le masque d’un oiseau prédateur, Winslow Leach, le compositeur à qui l’inquiétant Swan a volé la cantate pour en faire un opéra-rock, ne rêve que de se venger de son nouveau maître, lequel évidemment a plus que partie liée avec le diable. Car ce machiavélique empereur du disque va bientôt inaugurer le suprême palais du rock qui couronnera sa carrière. Se voulant au-dessus de l’humain (la loge qu’il occupe domine la scène où se produisent ses créatures), il se dévoue à une vie pleine, sans frein et sans limite, sans trêve et sans loi. Il est dévoré par une soif infinie de conquête et de puissance, habité par une insatiable convoitise de buts inaccessibles et se débat dans les tourments de l’éternelle insatisfaction. À l’instar de Frankenstein, autre héros prométhéen, il crée un homme artificiel qu’il forge comme une icône pop, rêve de Paracelse et du Faust de Goethe. Son théâtre peut s’appeler le Paradise, il s’agit en fait du purgatoire, antichambre de l’enfer : rouges sont les murs des couloirs qui mènent à des pièces entièrement noires où il séquestre les damnés ; l’emblème de son label est un moineau défunt qui repose sur le dos, les pattes en l’air. Swan — le cygne — est ambigu dans la symbolique animale. Son image est hermaphrodite, féminin par sa nage, son port majestueux, la contemplation des eaux lumineuses, mais masculin dans l’action et par la force de ses ailes. C’est un oiseau solitaire qui meurt au bout de sa course tout comme Swan agonise aux portes du paradis, au terme d’une nuit de Walpurgis où devait être célébré le mariage de Titania et d’Oberon.


Du faucon, Winslow a la forme du crâne, la tache étrange que l’on observe sous l’œil perspicace et le regard perçant. Maître du tonnerre et de la foudre, il fond sur sa proie en tombant en piqué des cintres du théâtre, et devient vecteur de jugement, de punition, de dévastation par le feu. Phoenix emprunte à la créature légendaire dont elle porte le nom son plumage et son ramage. Elle voue un tel amour au chant que même l’arrière-banc du chorus lui importe peu. Mais lorsque, ivre des cris du public, elle se livre à Swan, le maquillage la transforme peu à peu en poupée de cire. Elle ne sera sauvée de l’annihilation totale que par le sacrifice de Winslow. Si le Fantôme dégage un pathos outrancier, le dernier acte lui renvoie sa caricature grotesque, Beef, rockeur sciemment kitsch surgi de gothiques éclairs de carton, pure centrale de décibels qu’aucune action n’est en mesure de convertir et qui périt par ce qui l’a fait naître : un trop-plein de vitalité, improductif et néfaste. La nouvelle star de Death Records véhicule en effet les prémices d’une problématique qui fut au cœur du cinéma américain des années 70 : le passage d’un mode de dépense classique (l’énergie suffit à l’action) à un autre, démesuré et négatif (l’énergie déborde l’action). Il faudra à De Palma un diptyque (Carrie et Furie) afin d’explorer pleinement le versant pathologique de cette nouvelle donne. Dans une telle perspective, sa prédilection pour les freaks, dont regorge la première partie de sa carrière, s’explique aisément : qu’ils soient objets de mépris, de répulsion ou tout simplement de curiosité, ces êtres en dehors de la norme se donnent en spectacle. Leur différence même les voue au dédoublement, comme le signifie Swan à Winslow lorsque, lui arrachant son masque, il le force à contempler sa disgrâce dans la galerie des glaces du Paradise.


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Au-delà de l’insolence affolante et du brio déchaîné de la réalisation, chaque plan servant à l’autre de marchepied dans une escalade somptueuse et incongrue, l’auteur vise directement l’univers du show-business, ses maquignons, ses intermédiaires, ses divinités, mais aussi ceux qui se livrent poings liés à qui veut bien acheter leur âme. Toute star ou groupe est imposé selon un rituel éprouvé : présentation grandiloquente à la presse et au public, lancement ou réexploitation d’une mode établie sur les cendres de la précédente et renouvelant les sources du profit, matraquage réalisé par les disc-jockeys, juges suprêmes aux décisions sans appel, relayées et entérinées par la quatrième pouvoir. La réflexion sur l’exploitation et le dressage impitoyable des rockers (cils maquillés, visages momifiés dans un lifting permanent), leur transformation en véhicules commercialisables d’une extase programmée, d’une effusion contrôlée, témoigne de l’esprit le plus féroce et iconoclaste de De Palma. Dans ce processus de détournement et de transfert de révolte, l’adulation de vedettes auréolées d’une dimension mythique constitue un exutoire aux refoulements et aux frustrations de tous ordres, qui se traduit par un climat d’hystérie collective trouvant son apothéose dans la conclusion, holocauste barbare de fin du monde. Parce que la mise en abyme propose la satire d’un show hautement référentiel, jusque dans sa décadence la plus éruptive, elle amène à des parodies savoureuses de Psychose ou d’Un Crime dans la Tête et pastiche certains clichés du musical (l’humble choriste qui remplace au pied levé la prima donna et remporte un triomphe), de l’horreur (la vision subjective du héros hantant les couloirs jusqu’à ce qu’il revêtisse son masque) ou du film de prison (le convict devenu forcené, assommant ses gardiens et prenant la fuite en un raccourci mémorable).


Chez De Palma se profile aussi la figure du manipulateur qui exerce à distance un ascendant occulte, voire parapsychique, sur les autres personnages. "Regardeur" beaucoup plus que voyeur, le metteur en scène apparaît dès lors comme la némésis du protagoniste. Cette paranoïa trouve son expression définitive dans l’allégorie de Phantom of the Paradise, où Swan s’impose en docteur Mabuse de l’industrie musicale. Son manager l’interpelle en s’adressant directement à la caméra, il joue avec les destinées comme on tire les ficelles de marionnettes, et son circuit de caméras vidéo lui assure l’ubiquité et la toute-puissance d’un demi-dieu. Le plaisir qu’il goûte à en visionner les bandes est révélateur de son narcissisme, que corroborent son lit et son bureau ayant la forme de disques d’or. De ses auteurs comme de ses interprètes, il obtient des contrats léonins qui ne se signent que dans le sang, et en vertu desquels ils lui cèdent tous droits sur leur travail. L’imagerie vampirique s’impose tout logiquement : ainsi lorsque, branché à une console, le Fantôme exhale les notes de sa cantate pour que Swan puisse mixer, filtrer, moduler et ressusciter sa voix brisée. Quand Winslow se rebelle, c’est pour retourner contre son tourmenteur les armes qui ont si bien servi à celui-ci : il s’empare de la mise en scène du show en dirigeant les projecteurs sur Phoenix, puis en offrant au public une attraction imprévue, la transformation de Beef en torche vivante. Il renverse le rapport de forces au moment précis où son ennemi monte pour la première fois sur scène : là, le Fantôme peut à son tour littéralement le démasquer et révéler aux yeux de tous son infamie. Enfin égaux dans la monstruosité, le bourreau et sa victime forment un couple insécable, expirant côte à côte sous les feux de la rampe et au milieu des applaudissements des fans mystifiés.


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Tout cinéaste sait d’instinct que l’intégrité de l’image est, pour le spectateur, une garantie d’objectivité. De Palma prend un malin plaisir à dénoncer cette illusion aussitôt après l’avoir instituée. Procédé privilégié, le split-screen lui permet d’inclure dans le même cadre le regard et son objet : lorsque Winslow sabote l’exhibition des Beach Bums, il montre un personnage abusé qui savoure sa revanche en contemplant à loisir son œuvre destructrice. Le renvoi au plan-séquence d’ouverture de La Soif du Mal, rythmé de façon similaire par le compte à rebours d’une bombe placée dans le coffre d’une voiture, décline un processus qui démultiplie la duplication et la dégradation des images et des musiques préexistantes. La supplantation de l’œil humain par l’œil électronique est telle que Phoenix, lors de son audition, ne regarde pas le lieu où se tient celui qui apprécie sa performance mais fixe tour à tour les deux objectifs qui la filment. Et lorsque Philbin émet des réserves quant à la nécessité de tuer la jeune femme sur scène devant tant de témoins, Swan oppose l’enthousiasme que lui vaut un meurtre diffusé en direct à la télévision. Or on sait quelle fonction matricielle l’enregistrement de l’assassinat de Kennedy par Zapruder exerça sur la carrière du cinéaste, de Blow Out à Snake Eyes. La caméra est l’insigne d’un univers qui se contemple lui-même, admire son reflet et oublie la réalité. Le dialogue du producteur avec son alter ego face à un miroir révèle qu’il tient son éternelle jeunesse du film lui-même : "When it goes, you go." Il suffit à Winslow de détruire la pellicule pour rendre le démiurge à sa condition de mortel. On ne saurait mieux résumer la vanité des simulacres pratiqués par ces imposteurs que sont les montreurs d’ombres.


Ainsi la mythologie romantique (Méphisto et Dorian Gray) fusionne-t-elle avec les gestes et l’imagerie de la technologie. Swan et le Fantôme sont à la fois Lucifer et vengeur dans un monde moderne corrompu et hiérarques du pouvoir-cinéma, avec sa capacité à enregistrer (les bandes vidéo se substituant au pacte faustien et au portrait wildien) et à corriger (la voix recréée de Winslow). C’est dire qu’au bout du compte il n’existe guère de victime. Le combat de Leach est trop douteux pour qu’on puisse, même au temps de sa mort, le voir moralement triompher. Parce que toute nuance serait superflue, De Palma fonce avec rage et allégresse contre sa cible, et la brise en des éclats qui n’en finissent pas de stupéfier. L’opéra-rock de Swan s’accomplira par une ultime bacchanale dans laquelle le réalisateur jette sans unité les préoccupations majeures de son époque : furia psychédélique, hantise de l’assassinat, hypnose des mass-medias, terreur d’une foule incapable de discerner le vrai du faux. Sur cette orgie passe le souffle du mythe, s’imprime la permanence des grandes histoires et le manque compensé d’un état de fièvre. Adepte de la formule wellesienne de l’art capturé comme éclair dans une bouteille, l’auteur offre avec le Phantom un fulgurant feu d’artifices, un film fou, provocant, salubre, exubérant, convulsif, incendiaire. Les décennies n’ont pas atténué son effervescence agressive, sa puissance visionnaire, son ardeur dionysiaque, ni adouci la surtension provoquée par l’électrisante bande originale de Paul Williams. Rien n’altérera l’exultation pure ressentie devant cet époustouflant cyclone audiovisuel, dont le crescendo opère jusqu’aux trépidations du générique final. The Hell of It, The Heaven of Cinema.


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Thaddeus
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le 4 juil. 2012

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