Pique-nique a Hanging Rock (1975) est un film que je n'avais pas revu depuis plus de vingt ans, mais qui malgré les souvenirs de plus en plus ténus continuait de figurer dans mon classement, hautement subjectif et en évolution constante, de mes 250 films préférés de tous les temps, néanmoins lorsqu'à la fin de cette année 2023, je regarderai la liste des films découverts cette année, ceux qui parmi eux intégreront ce top, il est déjà établi que je reverrai à la hausse le classement de celui-ci, tant j'ai l'impression, non seulement d'avoir redécouvert une œuvre grandiose mais également d'en avoir intégré et compris beaucoup de choses qui ne m'avaient pas sautées aux yeux lors de ma première confrontation.
Dans une Australie, qui en finit avec l'ère victorienne, et par là même avec l'influence du colon britannique, le film se déroulant à peine un an avant et la disparition de la reine iconique de l'époque et son indépendance, on suit un groupe de jeunes filles, de leur professeure et de l'homme à tout faire, pensionnaires d'une institution privée pour jeunes filles de bonnes familles, se rendre à l'occasion de la Saint Valentin aux pieds d'une colline perdue dans le bush afin d'y pique-niquer, quatre d'entre elles ainsi que leur professeure y disparaitront sans la moindre trace.
Sur ce postulat, sommes toutes assez classique, Peter WEIR, qui signe ici son deuxième long métrage, développe deux principaux axes de lectures, qui paraissent d'abord se jouer en parallèle, mais dont la porosité entre eux, se dévoile assez rapidement.
Tout d'abord, le film dans un geste très romantique, sublimé par une mise en scène, d'où les différents mouvements de caméra, les ralentis presque irréels, l'aspect vaporeux ou éthéré de l'image, une photographie qui sous des aspects très crus et à la fois chaleureux, renforce une impression d'onirisme, nous illustre la fin de l'enfance et le passage à l'âge adulte, de ces jeunes filles, nous suivons ce que Proust avait nommé "des jeunes filles en fleur", mais la grande réussite du film est de ne jamais tomber dans le malaise, de ne jamais poser un regard concupiscent, vicieux, juste de nous faire voir par des simples gestes dont l'érotisme est indiscutable, ce passage entre deux âges qui transforme les corps et les psychés, révèle les fantasmes et effraie parfois en scrutant cet inconnu auquel elles doivent se confronter, dans un contexte social et familial où la question de l'épanouissement sexuel et même sensuel des jeunes femmes n'était ni questionné, ni même conçu, il est d'ailleurs, une fois l'attendrissement que l'on peut ressentir vis à vis de cette découverte de soi, ses émois, assez triste et désespérant de comprendre de façon indiscutable, que bientôt pour ces jeunes filles pubères, ne se poserait plus la question du plaisir charnel mais celle des mariages de raisons et de la procréation à buts de maintenir le rang social.
Dans ce portrait en creux d'une société britannique engoncée dans ses traditions, je n'ai pas pu m'empêcher d'y observer les mêmes inaptitudes à finalement s'adapter à la terre que l'on colonise et de toujours vouloir envers et contre tout y importer ses coutumes, les toilettes victoriennes avec toutes les entraves qu'elles comptaient au milieu du bush, les petits gazons et roseraies bien entretenues au milieu du désert, que j'avais souligné dans ma critique du western australien absolument brillant qu'est The Proposition (2005), lui aussi quelque part se situant dans cette période aux contours flous, entre fin de l'empire colonial et émancipation des terres et de leurs habitants.
La seconde piste de lecture, qui se dévoile dans une geste surnaturelle, fantastique, est celle qui sert de critique directe à l'esprit de conquête, qu'il serait tentant de comparer à la conquête de l'ouest américain, les mêmes blancs qui se sont accaparés aux détriments des peuples ancestraux qui vivaient sur ces terres à la fois désolées, dures, inamicales, mais paradoxalement sources de toutes les promesses de lendemains meilleurs, les mêmes drames humains, les mêmes parcours et la même violence, mais comme le souligne John HILLCOAT il y a une différence fondamentale entre les deux exemples et il tient en une antinomie, le volontariat d'un côté avec des colons issus principalement de la vieille Europe partis vers le nouveau monde de façon choisie et l'obligation suite à condamnation, à exil forcé de l'autre, cette différence, si elle ne gomme pas forcément les difficultés rencontrées de par et d'autres, restera néanmoins fondatrice et marquera l'esprit qui habite les hommes, femmes et enfants qui en sont les acteurs.
Par ce biais, Peter Weir, souligne avec une certaine finesse, l'attitude dominante de l'homme blanc sur le reste du monde, et même si jamais dans le film il n'est confronté directement à l'aborigène, si l'on excepte le pisteur tasmanien qui tentera de retrouver les jeunes filles disparues, le hors champ, mais surtout la symbolique du lieu et des événements ne peuvent que nous conduire à adopter le point de vue du pays conquis et à travers lui ses habitant originels, leurs rites, leurs cultures, leurs tabous, car ce fameux rocher de Hanging Rock, formation issue du volcanisme et dont la jeunesse à l'échelle géologique est précisée, constitue de façon évidente aussi bien pour le réalisateur que le spectateur un lieu sacré, peut-être théâtre dans le passé de rituels de passages vers d'autres étapes de vie ou même lieu de cultes aux ancêtres, ce n'est pas précisé, mais on imagine assez facilement que la présence de ces jeunes femmes constitue un affront et que le tabou doit être remis au centre. Il m'est alors apparu un lien thématique évident avec un autre film de Peter Weir, qui lui aussi, s'abreuve au fantastique au surnaturel pour surligner l'attitude problématique de l'homme blanc vis à vis des rites et traditions ancestrales observées par celles et ceux qui ont foulé ces terres des millénaires avant eux, un film que je recommande également chaleureusement, et qui pourrait constituer un passionnant double programme avec celui-ci, l'immense La Derniere vague (1977).
Quel plaisir de redécouvrir un film en y trouvant des éléments d'analyses passionnants, en y redécouvrant une esthétique et une narration dont le classicisme trompeur n'est là que pour souligner d'avantage la tonalité de fable, quasiment de magie qui s'en échappe, reste à savoir si de la magie noire, la magie blanche ou la magie rouge laquelle prendra le pas, à moins que les trois soient intimement liées et complémentaires et que ce soit en définitive cela que veulent nous dire ces étranges phénomènes de disparitions mystérieuses et qu'à tout vouloir comprendre sous le prisme du cartésien une immense partie de la réalité du monde nous échappe.