Il est difficile de noter Prend garde à la Sainte Putain (1971), parce que c'est un objet artistique et sociologique qui échappe au « bien fait/mal fait » et ne se soucie pas d'être aimé.

La Sainte Putain serait le cinéma.

Cela commence ainsi : filmé à contre jour et en contre-plongée sur fond de ciel, Werner Schroeter, qui a 25 ans et n'est pas encore un grand metteur en scène, annone le scénario d'un dessin animé de Dingo. Sa voix émerge d'un envahissant bruit de fond. La contre plongée a pour but de cacher qu'il lit son texte. Son regard de lecteur le trahit.

Voilà c'est dit : le cinéma de papa, c'est du Walt Disney et nous on va faire autre chose ! Cette chose risque de ressembler à c'est ce que vous venez de voir. Si après cela vous ne quittez pas la salle, bienvenue au club Reiner (pas Mickey). Je suis resté.

Mais que dire de cet autre chose ?

Le scénario : le tournage d'un film est arrêté à cause d'un problème de production. Il n'y a plus de pellicule. Il ne reste qu'à tourner la scène finale, sous forme d'un travelling. L'équipe, rassemblée et dans l'attente, séjourne dans un hôtel, en Espagne.

Dans les dernières minutes de Prend garde, un clap porte le titre Patria o muerte, citation de Fidel Castro prononcée en 1960. Au préalable, une réplique nous apprendra qu'on traite de la « violence d’État institutionnalisée ». Le « film dans le film » est un film politique de gauche, tout à fait dans l'air du temps.

Dans cette équipe fictionnelle, Fassbinder, joue le rôle de Sacha, le chargé de production. Lou Castel interprète Jeff, le réalisateur. Eddie Constantine joue son propre rôle : il est l'acteur principal du « film dans le film ». Hanna Schygulla, sa partenaire, joue aussi son propre rôle.

Prend garde est constitué de deux parties.

La première commence à un rythme assez normal, animée par des zooms et des panoramiques. Nous sommes au cinéma : on a le droit à un atterrissage d'hélicoptère ! Les acteurs pratiquent un ballet incessant d'entrées et de sorties. Elle traite de l'ennui, de la soumission, du désir, de l'infidélité et des trahisons. Mais elle est bientôt soumise à un ralentissement permanent, juste rythmé de pics de violence vaine. Les scènes s'installent dans la longueur. Le combat arrête faute de combattants, la plupart des protagonistes sont partis se coucher et les quatre restants entonnent une chorale ! Jeff cite Fassbinder en français « L'amour est plus froid que la mort », suggérant qu'il incarne Reiner. Le gardien de l'hôtel, spectateur comme nous, s'est écroulé de sommeil depuis longtemps. Moi qui a veillé, je sors anéanti de cette première partie qui illustre le comble de la vacuité et de la vanité, en tout cas chez les protagonistes.

Pour réveiller le spectateur, la seconde partie démarre sur un rythme normal : mouvements de caméra et d'acteurs, ouverture sur l'extérieur. Nous sommes de nouveau au cinéma : nous avons droit à une scène en voiture ! Mais on va pas répéter le coup du ralentissement. On enchaîne rapidement les scènes parfois courtes et drôles quoique chaotiques ou provocatrices (l'assistant qui se paluche en rêvant d'être réalisateur). Cependant le traitement formel devient différent : il s'agit d'injecter le théâtre dans le cinéma. Metteur en scène de théâtre passé au cinéma, Fassbinder est bien placé pour cela. Chaque plan semble une petite scène de théâtre. D'où le point de vue fixe, proche de la « loge du Prince ». L'image est composée et les acteurs sont placés dans un cadre fixe. S'ils sont déjà présents, c'est une levée de rideau. S'ils entrent, c'est une entrée en scène. Entre-temps, ils restent généralement immobiles.

Certains ont avancé que ce film serait un hommage à Jean-Luc Godard . Eddie Constantine avait auparavant joué dans Alphaville (1965). Effectivement on est pas loin de certaines mises en place de JLG, mais, il me semble, en moins iconoclaste. La réalisation de Fassbinder ne prend pas le contre-pied de la situation et du jeu dramatique, elle les sert et une certaine beauté harmonieuse s'exhale de la composition. Au delà du théâtre, serait-elle inspiré de l'art pictural ?

Les personnages sont caricaturaux : le metteur en scène « génial » est caractériel et dictatorial, les actrices sont sexualisées. Donc les jeux d'acteurs sont stéréotypés : pour chaque scène et chaque acteur, un comportement unique et non modulé. Voir, pour Fred, le décorateur désespéré et larmoyant (joué par Kurt Raab), durant tout le film ! Cela tourne au comique de répétition.

Ces clichés de comportement sont justifiés car la non communication est permanente : l'un peut hurler son amour ou sa douleur, l'autre reçoit cela dans l'indifférence. Imperméabilité totale. Comment nuancer sur cette base ? La vacuité de l'histoire narrée est l'illustration de la futilité d'un mode de vie usé par l'alcool, le sexe et l'égotisme.

Il est étonnant que, dans ce milieu et en pleine période psychédélique, la drogue soit secondaire. Exceptionnellement, Deiters, le photographe de plateau (joué par Werner Schroeter), parle de trip. En 69, Barbet Schroeder, dans More, tenait un tout autre langage. Ici, il semble que l'alcool soit leur tasse de thé. Est-ce pour caricaturer le milieu du cinéma de papa ? Ou un trait du microcosme de Reiner ?

Quant au sexe, issu de la libération sexuelle des sixties, il s'avère que nos blasés en ont fait le tour, qu'il soit hétéro, homo, bi, à deux et libre ou en groupe. Les hormones adolescentes, l’Éros freudien et la Révolution sexuelle de Wilhelm Reich, chers aux seventies, sont rabaissés à la prostitution. On propose de l'argent à une femme, on traite un amant de gigolo. Certes, tout est maniériste dans ce film, les désespoirs, les colères, mais c'est particulièrement surprenant quant au sexe. Fassbinder n'a pas voulu ou pas pu faire ce qu'a osé Vecchiali dans Change pas de main (1975) : un porno d'auteur. Mais c'est bizarre, ces gens qui caressent mécaniquement les cuisses de leur partenaire qui s'en fout pour signifier le coït !

Alors, au détour du maniérisme insincère, on a gardé quelques "faux jeux", lesquels confèrent une « impression de réalité » tout en soulignant l'artificiel. Lorsque Sacha ( Fassbinder) fait une colère (autodérision car il semble qu'il en était coutumier) Margarethe Von Trotta ne peut dissimuler un sourire.

Lorsque l'équipe est réunie dans une sorte de partouze emmêlée, pudique car habillée, mais caressante, sur un ponton, le soir, au bord de la mer, sous le regard de Jeff debout à leur côté, les acteurs rigolent. Des voix off mal synchronisées tentent de redonner un sens dramatique à la scène. On ne cache pas que tout cela est faux.

Enfin la pellicule arrive ! Alors que les ennuis pratiques, financiers ainsi que les conflits, les reculades, les caprices et les jalousies empêchaient, jusqu'ici, de finir le film, on tourne le travelling annoncé qui vient parachever le tournage !

C'était donc cela la « question dramatique » ? Arriveront-ils à finir ce film ? On peut en douter tant l'anecdote prend de l'importance. Il y a une construction chorale qui fait que s'il y a un protagoniste principal (Jeff, le réalisateur) il n'y a pas de récit principal. On s'attend à ce que n'importe quelle relation entre les protagonistes puisse prendre du poids. Aucune n'en prendra. Il n'y a pas de question dramatique.

On espère que cela posera une valeur tangible dans cette déconfiture nihiliste. S'il est impératif de finir le film, c'est que chaque membre de cette communauté se définit par rapport à un « idéal cinématographique ». Mais ne s'agit-il pas plutôt d'un principe de réalité purement socio-économique ? Ils sont dans une « niche », qui leur permet de manger, boire et baiser, pendus au basques du réalisateur vedette, génial et caractériel. Certaines répliques sont éclairantes : "Ce qui me dégoûte c'est à quel point nous sommes restés bourgeois". Ou " "Tu fais un film avec des gens qui préféreraient rester chez eux".

Ah ! Le travelling ! Ce geste qui signe l'identité cinématographique, l'expertise du cinéaste. Ce n'est pas un hasard si Fassbinder choisit ce mouvement de caméra comme climax, par autodérision.

D'autant que nous avons pu l'imaginer, car Jeff l'a décrit au directeur de la photo, dans une scène de collaboration sociologiquement typique, soulignée par un plan séquence.

On le voit enfin, ce travelling ! Et bien non, car il est saucissonné entre une montée d'escalier, un panoramique circulaire sur le plafond, puis un plan fixe sur un triolisme fatal interrompu par le clap.

Frustration...

Les acteurs nous disent qu'en penser.

Hanna : "Ce sera très beau !".

Eddie :"Il a retrouvé ce que les autres ont oublié: le temps."

Le travelling de Jeff ferait « sentir le temps ». L'esprit vole !

Jeff, le génial réalisateur torturé place la barre encore plus haut : « Je ne retrouverai mon calme que quand il sera anéanti ! ».

Ironie, le génie a volé cette phrase à son amant jaloux qui rêve de vengeance.

Pourquoi anéantir le temps ? On trouve là un totem de l'art et des sciences humaines de l'époque. Le défilement linéaire du temps est remis en cause par la méditation, l'usage des drogues, les œuvres ouvertes et aléatoires, la musique répétitive etc.

Cependant, alors qu'Eddie identifie le succès d'avoir trouvé le temps oublié, Jeff estime que le combat n'est pas terminé. Étonnante époque qui trouvait logique de détruire le temps et d'adhérer au sens de l'Histoire ! C'est qu'il s'agit d'abattre le temps bourgeois du capitalisme (le progrès) : Jeff, à l'instar de nombreux artistes « engagés », ne trouvera la paix qu'après la révolution (la conclusion du sens marxiste de l'Histoire).

Jeff oui, mais Reiner ?

En toute fin, une citation de Thomas Mann. On nous éclaire sur ce qu'il s'est passé.

Que dit Mann ? : « Je suis souvent las à mourir de représenter ce qui est humain, sans y prendre part moi-même ».

Donc le réalisateur serait fatigué de dépeindre la comédie humaine. La phrase peut être malheureuse. Burn out sincère ? Coup de mou ? Sinon, quelle pose ! Le créateur aimerait-il se faire désirer ? Qu'on le supplie d'accomplir son office ? Sérieusement ? Tu es le réal, si tu en as marre, il faut que tu changes de métier !

« Sans y prendre part moi-même. » Faire un film, ce n'est pas vivre intensément ? Naïfs cinéphiles que nous sommes qui l'imaginions !

Non, cette citation est un ultime camouflet pour le spectateur et, on l'espère, un subterfuge de Rainer. Aveu de ce dernier, elle est plus à sa place dans la bouche de Jeff. D'ailleurs, n'intervient-elle pas après un gros plan sur son visage ? Mais Jeff n'incarne-t-il pas Reiner ? Trouble...

Retournons au début : il y a une citation d'avant générique : « L'orgueil précède la chute. » Il s'agirait d'un aphorisme du Roi Salomon, extrait de la Bible. Complet, cela donne « L'arrogance précède la ruine et l'orgueil précède la chute." Rainer a allégé le pléonasme.

Alors qui est l'orgueilleux et de quel orgueil s'agit-il ? J'imagine que le premier est le réalisateur et que le second est d'entrer dans l'Histoire (Du cinéma ? Plus largement au sens marxiste ?). Ce film serait donc, pour Reiner, une « vanité », au sens plastique du terme, une satyre d'un milieu, une auto-critique, car dans quel mesure la relation à l’État bourgeois que l'on combat (c'était le sujet même du « film dans le film » !) ne se répète-t-elle pas dans la relation avec le leader, qu'il soit meneur politique ou réalisateur de film, un moment de doute contré par la volonté de faire œuvre malgré tout ?

Reconnaissons à Reiner la clairvoyance d'avoir eu conscience des ambitions de son époque et le mérite, alors que cela ne se portait pas du tout, de les avoir mises en perspective. L'Histoire, qui n'a en fait que le sens qu'elle veut bien prendre, lui a donné raison. Le risque qu'il courrait explique peut-être l'ambiguïté du propos. On peut y voir tout autant un pastiche flatteur du cinéma de Jean-Luc Godard qu'une parodie ironique de l'Avant-Garde, excusée pas l'autodérision.

Si vous trouvez le propos de Reiner rébarbatif ou obsolète, vous pouvez toujours voir ce film comme un documentaire sur l'idéologie et le mode de vie d'un microcosme branché dans les seventies, car cela transparaît derrière la fiction. Plus hédonistement, pour goûter l'ambiance des années 70 avec la bande son qui va avec, se retrouver en tête à tête avec Hanna Schygulla (27 ans alors), nue ou en robe courte transparente, voir Ingrid Caven (32 ans alors), rousse, accoudée à un bar, les cuisses légèrement écartées, Margarethe Von Trotta nue sous sa robe ajourée, ou des jeunes éphèbes à la Marc Bolan, pas farouches et la chemise ouverte. C'est selon les goûts. Mais, entre nous, un conseil : prend garde à la Sainte Putain !

Le-Male-Voyant
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le 10 oct. 2024

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Le Mâle Voyant

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