"If there's something strange in your neighborhood, who ya gonna call ?" En ce cœur des années 80, le tube de Ray Parker Jr vint atomiser les charts et se coller à la mémoire du public comme un vieux chewing-gum. Aux yeux de la plupart des commentateurs (pour ne pas dire la quasi-totalité des cinéphiles), le film d’Ivan Reitman, triomphe commercial de la saison 1984 outre-Atlantique, n’a de valeur qu’économique. Vouloir le considérer comme un objet artistiquement évaluable, c’est se complaire au degré zéro de la sémiologie du vide et manger dans la main de ce grand cirque promotionnel et intoxicant qu’est l’industrie du divertissement lorsqu’elle ne se soucie que de rentabilité financière. Si on ne saurait balayer d’un revers de main ces accusations, on aurait aussi envie de suggérer à ceux qui les profèrent de réajuster un peu leurs lunettes. Car SOS Fantômes est un film aussi malin qu’ingénu, aussi loufoque que réfléchi, un drôle de concept en images dont la moindre originalité n’est pas de créer un comique sarcastique dans un contexte qui ne relève ni de la franche parodie ni de la complète satire mais pioche dans les deux registres sans jamais souffrir d’aucun déséquilibre ni de la moindre erreur de dosage. Son pitch est une incongruité à lui tout seul : les héros, gaffeurs et farfelus, n’en sont pas moins compétents dans leur domaine, et si bizarres que paraissent leurs inventions, si surprenantes que soient leurs méthodes, ils dénichent les spectres et les capturent grâce à un invraisemblable attirail atomico-neutronique pour les garder prisonniers dans la cave de leur immeuble, mi-caserne de pompiers en ruine, mi-laboratoire expérimental. S'installant à leur compte sans plus de formalités qu'une entreprise de dératiseurs, ils font vite fortune. Leur première cliente voit ses œufs se passer de poêle à frire, et son réfrigérateur s'ouvrir sur des profondeurs insoupçonnées. Leur courage et l’ingéniosité de leur pratique les font triompher d’une invasion de revenants qui menace New York, à laquelle leur agence spécialisée dans le surnaturel et les phénomènes paranormaux apporte des solutions concrètes. Son logo : un ectoplasme blanchâtre à l’air ahuri, embastillé derrière le barreau d’une cage. Son nom : Ghostbusters.
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Avant d’être le premier volet d’une franchise qui s’est réactivée récemment sous un visage entièrement féminin, avant d’avoir recueilli l’inespéré et inconditionnel suffrage des spectateurs américains, avant même de s’être imposé comme un film de chevet pour bien des teenagers biberonnés à sa fantaisie azimutée et à son burlesque hors-sol (l’auteur de ces lignes s’en revendique sans aucune fausse honte), SOS Fantômes est un prélèvement organique au cœur du cinéma US des années 80 : l’occasion de saisir en un titre unique une bonne partie de ses tendances, de ses nouvelles gloires, de sa consistance (pour ce qui concerne la production non indépendante, bien entendu). C’est d’abord la création d’une équipe dont l’émergence conquérante fut ponctuellement en passe de redistribuer les cartes du système hollywoodien, et formée à une seule et légendaire école : le Saturday Night Live Show, aujourd’hui tombé en désuétude mais qui restera sans doute comme la plus fantastique pépinière télévisuelle dont le cinéma a jamais pu rêver. Rien moins que Dan Aykroyd, John Belushi, Bill Murray, Harold Ramis, Eddie Murphy y firent leurs premières armes. Éparpillés aux quatre vents de la célébrité multi-média, ils se retrouvèrent parfois en groupes ou en couples, à l’occasion ici d’un film-culte depuis longtemps consacré (Les Blues Brothers) ou là d’une sinistre gaudriole comme échappée de la chambrée nocturne de quelque boarding school (American College). Mais jusqu’à présent, le phénomène ne concernait (du bas point de vue du box office) que le territoire domestique, défaut majeur que l’on attribuait pour l’essentiel à l’humour très spécifiquement yankee que ces héros sollicitaient chez leurs compatriotes. C’est alors que le long-métrage de Reitman est arrivé et a bouleversé les données. Non seulement la joyeuse clique fit la nique à celle de Spielberg et Lucas en excédant les scores respectifs du deuxième Indiana Jones et de Gremlins, mais encore ce sorpasso s’effectua à l’aide d’un produit éminemment exportable et transforma l’essai que constituaient les premiers essais nationaux de ses auteurs en créant une nouvelle veine dans le cinéma américain. Voilà pour le contexte socioculturel.
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Reste l’essentiel : le film lui-même. À bien y regarder, il s’offre comme une sorte d’anomalie au regard des normes, des codes et des genres en vigueur. Trop sacrilège pour honorer les lois de la consommation de masse, trop désinvolte pour obéir aux schémas traditionnels du divertissement coupé au carré, trop malicieux pour se fondre dans le moule des productions sagement et prudemment familiales (la grivoiserie y a même sa place lorsque, au détour d’un plan, Ray rêve qu’il se fait tailler une pipe par une fée fantasmatique). Dan Aykroyd et Harold Ramis, simultanément créateurs, scénaristes et interprètes de l’entreprise, détournent la quincaillerie coutumière aux films de poltergeists et usent de la caricature, de l’accumulation, de la bouffonnerie à la manière d’un Wilder qui appliquerait son sens goguenard de l’observation sur les mœurs stressées et la folie ordinaire des yuppies eighties. Le génial Bill Murray incarne pour sa part le savant le moins crédule de Big Apple et le dragueur "invertébré" dans toute sa splendeur, celui qui fait craquer les filles et mourir de rire les garçons. Il est l’homme tel qu’en lui-même, quand la lâcheté rejoint l’héroïsme et quand l’"américanité" devient synonyme de sex-appeal. C’est peu dire que l’objet de ses feux n’en manque pas non plus puisque la belle possède la séduction ravageuse de Sigourney Weaver et que, pas victime ni potiche pour un sou, elle combine l’assurance insoumise de la citadine affranchie et la sensualité fiévreuse d’une tigresse en éveil. Sur ce dernier point, il convient d’ailleurs de bien apprécier sa mémorable séquence de possession érotico-satanique qui substitue les vomis et les éructations de L’Exorciste par des soupirs et des ondulations corporelles à faire tourner la tête. La référence au classique de Friedkin n’est pas innocente : le film chevauche un courant démonologique déjà largement exploité à l’écran mais le dépoussière radicalement, lui apporte une réelle crédibilité en s’identifiant superbement à une ville et en mettant à profit, comme jamais sans doute depuis Rosemary’s Baby, l’architecture gothique particulière de Manhattan, ses boiseries de vieux hôtels, ses bibliothèques poussiéreuses, ses gargouilles d’immeubles devenues cathédrales. C’est l’intuition d’une cité habitée, sublimée comme l’était le Chicago des Blues Brothers, qui confère la force d’évidence aux tribulations saugrenues de ces chasseurs de fantômes et qui d’emblée les rend instantanément familiers.
Ils ont beau en effet avoir l’air de losers congénitaux, fabriquer des engins à dormir debout et exercer un métier qui devrait leur offrir un aller simple pour l’asile psychiatrique, nos trois sympathiques olibrius, virés avec perte et fracas de l’université où ils planchaient sous subvention de l’État et sans grande conviction, et confrontés à des entités gluantes, des monstres indésirables et autres apparitions intempestives dans le frigidaire, font preuve d’une maîtrise, d’un sang-froid et d’une conviction aptes à a emporter l’adhésion du plus sceptique des rationalistes. Après avoir eu raison des pires dangers et catastrophes, le cinéma américain dépiste, avoue et abat ici une nouvelle peur taboue : le spiritisme. Et SOS Fantômes fait sauter cette nouvelle soupape en adoptant comme maxime du jour que chacun est mieux chez soi, donc les fantômes dans la dix-huitième dimension ou dans des containers format boîte à chaussures. Le film sait tourner en dérision ses propres vanités (la bouillie parapsychologique en prend un sacré coup). Mais, et il s’agit là d’un véritable tour de force, jamais cette farce désopilante ne met la sacro-sainte suspension d’incrédulité en défaut. Mieux encore : elle assure un max dans le registre du grand spectacle qui déboîte. Lorsqu’elle cite les versets de l’Apocalypse, fait basculer la mégalopole dans un chaos de fin du monde et organise au sommet d’un gratte-ciel bordant Central Park l’arrivée eschatologique d’une malfaisante divinité sumérienne, le spectateur pourtant gavé de suspenses fantastiques et de périls millénaristes se surprend à écarquiller les mirettes. Reitman négocie d’une main de fer cette liaison délicate entre le délire total des situations (avec en point d’orgue un Bibendum Chamallow géant convoqué comme ange de la vengeance) et l’ampleur de visions fantastiques que magnifient la variété et la qualité des effets spéciaux, et qui s’inscrivent brillamment dans la grande anthologie cinématographique du rêve et de l’imaginaire.
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Les forces du Mal n’auront donc pas prévu les conséquences de leurs gestes, et le Destructeur aura pris la forme d’un Godzilla de chantilly par lequel les fantômes allaient être voués à une annihilation définitive, sous la forme de desserts sucrés et appétissants pour les adeptes du cocooning télé. Ces coups de griffe ironiques constituent les parfaits indicateurs d’une comédie ubuesque qui fait du clin d’œil au frisson humoristique son principe réactif fondamental et s’attache à égratigner voluptueusement bien des stéréotypes inhérents à la culture américaine. De la romance impossible du petit agent d’assurance assommant son entourage par ses logorrhées et son hyperactivité au sortilège rougeoyant dans le réfrigérateur de Dana, du portrait au vitriol de la classe politique (une caste qui retourne sa veste au moindre argumentaire et s’agenouille en dernier ressort devant l’autorité religieuse) à la mise à sac d’un palace huppé où l’inoffensif glouton terrorise le bourgeois, en passant par la vénération populaire de héros que l’hystérie et la surexposition médiatiques ont portés au pinacle, tout est soumis à la moulinette d’une relecture caustique sans que jamais l’acrimonie et l’acidité du venin ne prennent le pas sur la cocasserie à tout rompre du propos et la trépidante énergie de la fiction. Ivan Reitman n’est évidemment pas un grand cinéaste mais il exploite au maximum ses facultés d’agrégateur technique et il a l’intelligence de jouer les meilleures cartes dont il dispose : complicité avec les comédiens, discrétion de sa présence, soin apporté aux différents paramètres visuels, sonores et musicaux de l’exécution. Son filmage ne cède en rien à la mode clean ni au vernis reaganien. C’est ainsi que l’œuvre a gagné ses galons, illustration exemplaire de ces petits trésors artisanaux dont les flux irréguliers s’harmonisent en une parfaite cohésion d’ensemble.
Il est bien sûr difficile d’affirmer que SOS Fantômes, film générationnel par excellence, s’affranchit des marqueurs bien particuliers de son temps. Mais c’est précisément à cette identité toute reconnaissable, à ce cocktail ô combien réjouissant de dérision et d’innocence, de roublardise et d’enthousiasme, à cette approche décontractée refusant pourtant d’abdiquer tout esprit de sérieux, à cette mise en boîte facétieuse et sautillante d’un mode de vie majoritaire radiographié à un instant T, à cette peinture d’une société angoissée sur laquelle il pose un regard non exempt de tendresse, qu’il doit son charme et sa fraîcheur immarcescibles. Avec ses effluves lasers, son jargon scientifique à dormir debout, ses costumes post-psychédéliques qui perpétuent d’une certaine manière les postures scéniques d’un groupe comme Devo (combinaisons d’astronautes destinés à la lutte antiparasite, mousseline transparente et coiffure punk de la maléfique Gozer), son esthétique colorée de cartoon extravagant qu’accompagne souvent une B.O. pop rock et électro, son rythme débridé enchaînant les séquences comme autant de sketches hilarants et invitant à se laisser porter, ravi, allègre et enchanté, par le cyclone d’un récit fou, fou, fou, il constitue un échantillon parmi les plus précieux d’un esprit créatif temporellement très typé, donc associé à la nostalgie ardente de l’époque qui lui est liée. Son pouls pourrait d’ailleurs être mesuré au moyen d’un juke-box : si vous ne vibrez pas à la parade spectrale progressant dans les rues de New York sur le Magic de Mick Smiley, si vous restez indifférent au Disco Inferno sur lequel se trémoussent Louis et ses invités, si vous ne répondez pas du tac-au-tac à la question qui ouvre ce texte, alors vous ne comprenez pas le bonheur total que génère un tel festival récréatif. Boiteux, ringard, puéril, prétendent les uns qui n’y ont jamais goûté. Suprêmement drôle, formidablement iconoclaste et incroyablement jubilatoire, affirment au contraire les autres qui sont tombés dedans lorsqu’ils étaient petits et qui depuis ne cessent d’y revenir, comme on s’abreuve à la plus régénérative des sources de bienfait. Ils ont bien évidemment raison.
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