David Moreau est, en France, l’un des derniers à avoir osé réaliser du fantastique pur jus… avant d’arrêter, dégoûté par les coups de pression d’un système verrouillé et financièrement trop cruel. Aujourd’hui encore, revoir le très éloquent making-of de « Ils », film co-réalisé avec son compagnon de route Xavier Palud, où on le revoit, en direct et la mort dans l'âme, commenter les premiers chiffres (lapidaires) de leur « petit » film d’angoisse produit par Eskwad et Studiocanal mais pourtant tourné en Roumanie pour limiter les coûts de production. L’ironie d’une telle situation ne lui aura pas échappé : comme tant d’autres avant (et plus rarement après) lui, Moreau a fini par se ranger, tentant d’abord une percée U.S. ratée – là encore, comme tant d’autres. Il nous était revenu, il y a quelques années, avec une comédie romantique assez réussie mettant en scène Virginie Efira et Pierre Niney. On aurait pu croire l’affaire close, Moreau passé à autre chose. Sauf que l’homme, on l’apprend ici, est un dur à cuire. Mieux que ça, qu’il est resté plein d’envie, de passion et de ressource, lesquelles n’ont en rien été entamées par son parcours protéiforme.
Quand on parle de ressource, entendons-nous bien : Seuls est un projet à petit budget. David Moreau joue d’astuce pour le dissimuler, de la même manière qu’il envoyait ses personnages dans le fin fond de la campagne roumaine pour contourner la somme minuscule qui lui était allouée sur Ils. Avec une enveloppe totale de 6 M€, Seuls plafonne à seulement un tiers du budget d’un autre film qui vidait lui aussi une ville de ses habitants (Seuls Two, pour ne pas le nommer), avec en plus de bien plus grosses exigences en termes d’effets spéciaux et de post-production. Du coup, on est aussi un peu admiratif de voir de quelle manière le réalisateur s’est dépêtré de toutes ces contraintes. Faire un film pour ados, public d’ordinaire peu ciblé par les majors ? Check. Faire un film fantastique, genre pas du tout à la mode et verrouillé par une poignée de producteurs agressifs ? Check aussi. Faire un blockbuster fauché sans lui en donner l’air ? Check encore. A priori, Seuls coche toutes les cases du désastre annoncé. Le plaisir n’en est que plus grand d’être ainsi trompé.
Bon, d’accord : il y a bien deux, trois petites choses qui énervent dans le nouveau film de David Moreau. En premier lieu la luminosité beaucoup trop basse qui abîme inutilement les yeux et donne l’impression que tout le film se déroule de nuit, même quand il fait jour. Une erreur commise par énormément de films ces derniers temps, qui ne trouvent rien de mieux que ces astuces bricolées pour se donner un genre (le nullissime Rings tout récemment). Sauf qu’en l’occurrence, dans Seuls, on est bien dans une forme de bricolage qui légitime presque la démarche. Tant et si bien qu’on s’accommode de ses petits défauts (d’image donc, mais aussi, parfois, d’écriture ou de rythme – pas évident d’adapter plusieurs tomes d’une BD en une heure et demie). Apprécier le film demande de tolérer ses approximations, ses maladresses, cette faiblesse qu’il a souvent de reproduire les défauts du cinéma mainstream, dont il essaye de se donner l’apparence pour séduire les foules. Car en réalité, Seuls n’a rien d’un film mainstream. Il n’est ni l’adaptation consensuelle, ni le blockbuster pour kids pseudo-rebelles que ses bandes-annonces nous ont vendu. Ce qu’il est, en revanche, c’est un vrai film fantastique, de ceux qu’on osait donc faire il y a dix ans dans l’Hexagone, avec ce supplément de culot en ce qu’il s’adresse à un public relativement jeune ET qu'il le respecte.
J’aurais adoré découvrir ce film quand j’avais l’âge de ses personnages. J’aurais encore plus vibré, flippé, paniqué, rigolé parfois. J’aurais été encore plus sensible aux nombreuses et fructueuses tentatives du réalisateur de créer cette tension palpable, ce suspense parfois anxiogène, cette progression noire et suffocante vers un enfer qui ne dit pas son nom. Ce qui ne m’a pas empêché d’être fasciné par l’immense rigueur avec laquelle Moreau a construit son film, cette étonnante dignité qui l’a poussé à se refuser au jump scare brutal (pourtant si efficace dans cette tranche d’âge) ou à la violence édulcorée (ici pas trop dure, mais tout de même parfois fulgurante). Le film n’est pas long, ce qui ne l’empêche pas de creuser juste ce qu’il faut ses personnages, sonder leurs peurs intimes, à l’image de ces inquiétantes scènes de cauchemar ou de ces lents travellings volés à Ils, avançant de manière indiciblement menaçante vers une voiture aux feux de détresse allumés ou vers l’angle d’un couloir d’où semble partir un son inconnu et menaçant. La mise en scène du film possède cette double qualité d’être à la fois très sobre et très référencée, en recourant aux techniques habituelles du cinéma d’angoisse tout en leur donnant ce petit supplément d’âme en matière de timing et de sound design, de la même manière que Ils (encore lui) épatait par sa science tranquille de l’angoisse domestique. Mieux, le film tire de sa matière première un supplément d’âme qui lui donne une certaine force intérieure, avec un scénario très intéressant et possédant une véritable beauté tragique.
On se demande s’il est bien sage de recommander ce film à des jeunes. D’un côté, Seuls est bien trop effrayant pour des enfants et ne se destine pas à eux, ce que ne dit pas tout à fait son marketing – je m’étonne personnellement de l’absence de mention car certaines scènes sont vraiment très dures, et beaucoup plus efficaces dans leur traitement qu’un récent Rings pourtant interdit aux moins de 12 ans. Avec son atmosphère coupante et impitoyable qui évoque certains grands films d'horreur plus ou moins récents (notamment Maniac, dont il partage le compositeur, Rob), le film n'est pas d'un abord facile. Il faut dire quand même que Moreau a eu le nez fin en évitant de faire couler le sang, préférant l’angoisse à la violence physique, le sentiment d’oppression à celui de révulsion. Au-delà de ces considérations presque bassement techniques, on peut aussi se réjouir qu’un film finalement aussi abouti dans la forme et dans le fond ait réussi à se frayer un chemin jusqu’à un public d’ordinaire dragué par les pires fonds de tiroir de la grosse machine hollywoodienne. Comme (jeune) adulte, on sort de la séance avec un sourire noir et hébété aux lèvres, un peu pris par surprise, amouraché d’un univers si fort, et, aussi, un peu honteux d’avoir passé un bon moment devant un film pensé pour plus beaucoup plus jeune que soi. Alors on pourra se dire que le véritable cinéma fantastique évolue, et que s’il subsiste aujourd’hui dans les multiplexes c’est surtout grâce à l’acharnement bienveillant d’une poignée d’irréductibles passionnés qui sont bien décidés à faire passer leur vision. Aussi surprenant que cela paraisse, David Moreau est de ceux-là : un faiseur talentueux, mainstream d’apparence mais artisan dans l’âme, bourré d’idées et certainement trop passionné pour son époque. Malgré ses imperfections, Seuls est un film à voir et à défendre.