Peu-on faire du cinéma avec des miséreux? Ken Loach en faisait encore l'éclatante démonstration avec Moi, Daniel Blake, empli de cette dignité qui touche au cœur et ravive la flamme de la révolte. En dépit de son âge avancé, au nom d'un dernier espoir, il récidive ici.
Son exposition est remarquable de sobriété et de justesse, maîtrise de son art entre petites touches et dialogues éclairants. Le tempo ainsi lancé ne connaîtra aucun temps mort, ne sous-estimez pas le cisèlement au montage du cinéaste. Et puis comme toujours, il y a cette volonté de ne pas en rester à la chronique individuelle, d'élargir au collectif. Le corps social rongé par le capitalisme à visage numérique n'y parvient plus qu'en soubresaut, façon "moi, gilet jaune", que reste-t-il encore sinon la famille ? Loach a déjà montré par le passé comment les fissures du collectif affaiblissait le combat commun , **le vent se lève*, pour ne citer que cet opus .
Si maintenant la cellule familiale est rongée par l' acide de l' ubérisation des individus, que reste-t-il? Heureusement, le cinéma est là qui révèle des personnages au delà de leur appartenance à la cellule. Seb et Lisa Jane s'avèrent ne pas être seulement des enfants victimes de l' écrasement de leurs parents.
Au crépuscule de sa carrière et de sa vie, torturé par un sentiment d'urgence Ken Loach veut nous prendre aux tripes, réveiller cette indifférence qui a gagné la plupart d'entre nous ( avouez-le au lieu de lui tomber dessus pour crime de putasserie cinématographique ). Alors oui l'engrenage fatal ressemble à du Zola. Sauf que dans un pavé littéraire porté par un lyrisme quasi animal ça passe, alors qu'ici, Ken vous perdez des spectateurs qui trouvez que vous chargez la mule. Le format série aurait montré plus subtilement la progression du mal qui ronge. Elle aurait dépeint les autres chauffeurs, le boss pas si monochrome que cela si on prend la peine d'écouter les dialogues soigneusement écrits. La série aurait dépeint un tableau plus désespérant encore, là où le cinéma exige fulgurance et pulsions de vie, ou de mort... Quelque chose de plus cru, de moins pudique que ce dernier opus de Ken.
L'humour, politesse du désespoir ou élégance des miséreux manque cruellement en dehors d'un épisode citizen Cantona à demi réussi. L'urgence on vous dit, l'urgence. Et puis le Brexit qui vu de France me semble avoir fait perdre le proverbial flegme et humour sauce British. La Grande-Bretagne avant-garde du nouvel ordre mondial... du désastre?
Seb et Lisa Jane, à vous le flambeau.