Imaginez une version nippone de Matrix sans aucune prétention pseudo-intellectuelle qui puiserait dans l’inconscient d’un Henry Darger (grand nom de l’art brut américain) et chercherait un équilibre improbable entre rêverie poétique, éclaboussures gores et zyeutages panchira. Cela donnerait une idée assez juste de ce qu’est Tag, film adapté d’un roman de Yusuke Yamada par le génial Sono Sion, qui m’avait déjà scotché à mon siège de cinéma avec des œuvres aussi fulgurantes que Suicide Club ou Guilty of Romance. La bande-annonce est trompeuse et carrément mensongère : si les images présentées sont bien issues du film, leur sélection est sujette à caution et le commentaire qui les accompagne, et qui laisse à croire à un vague remake de Battle Royale, risque d’induire le spectateur en erreur. Les puceaux amateurs d’ultraviolence et de sadisme sur collégiennes sans défense peuvent passer leur chemin, l’essentiel de Tag n’est vraiment pas là.
Mitsuko est une jeune étudiante qui écrit des poèmes. S’étant baissée dans le bus scolaire pour ramasser le stylo qu’elle avait laissé choir, elle se retrouve la seule survivante d’un massacre inédit dans l’histoire : celle d’un coup de vent assassin qui a coupé le véhicule en deux, segmentant l’ensemble de ses camarades au niveau de la taille. Fuyant ce mal invisible qui guillotine tout ce qu’il croise (les arbres de la forêt, les pylônes, les joggeurs) et qui poursuit ses proies à la manière d’un traveling au sol digne d’Evil Dead, la jeune fille entame une course folle et se retrouve dans un lycée qu’on lui dit être le sien mais qu’elle ne reconnaît pas et où toutes les élèves lui paraissent inconnues à l’exception de son amie Aki. Tout cela n’avait-il été qu’un rêve ? Est-elle frappée d’amnésie ? Mais à peine est-elle réintégrée dans le groupe de ses amies qu’un nouveau drame éclate, avec le burn-out meurtrier de deux enseignantes qui se sont mis en tête de décimer le collège à la sulfateuse et de bombarder les survivantes à l’artillerie lourde. Nouveau massacre, nouvelle course effrénée de Mitsuko pour sauver sa peau. Mais Mitskuko n’est plus Mitsuko, elle s’appelle maintenant Keiko et sa peau n’est plus la même non plus puisqu’elle est une autre : elle a quelques années de plus et s’apprête à sa marier. Mariage qui vire au pugilat et auquel elle échappe en changeant à nouveau, bien malgré elle, d’identité, et en devenant Izumi, une jeune sprinteuse en pleine course – la course, encore et toujours. Quant à ce qui s’ensuit, je n’en dirai rien car la fin du récit est censée expliquer tout ce qui précède, ce qui est d’ailleurs sans doute le plus grand reproche qu’on puisse lui faire.
Tag est un film à la fois délicieux et révoltant, et ce qui est embarrassant, c’est que les deux semblent inséparables dans ce cas de figure. Délicieux car on trouve, dans certaines scènes, une grâce adolescente, une ingénuité de l’entre-soi féminin qui frôle un lesbianisme du plus charmant aloi, une ode à l’innocence exprimée dans l’amitié de ce quatuor de collégiennes – Mitsuko, Aki, Taeko, Sur – qui, décidant un beau matin de sécher les cours, s’élancent à travers champs, riant à gorge déployée (magnifiquement filmées par un drone virtuose avec une belle composition du groupe Mono en fond musical) pour aller folâtrer au bord d’une rivière et se chamailler à coups d’oreillers éventrés. Le problème, bien sûr, c’est que cette représentation-là relève du plus pur fétichisme, poussé jusqu’à la caricature sans que le charme ne soit brisé pour autant. Nous avons là un film réalisé par un homme pour des hommes, cela saute aux yeux dans chaque détail de l’image. Or, il se trouve que cette manière de fétichiser l’autre par le regard est poussée très loin, jusqu’à la réification, et que Sono Sion, loin d’assurer ce parti pris, attend les dernières minutes de son film pour nous livrer un dénouement un peu tiré par les cheveux dont le seul rôle, me semble-t-il, est de justifier cette impression de réification par un retournement de sens, une ultime rébellion de l’héroïne permettant de percer la bulle. Ceux qui ont vu le film auront compris le sens de cette dernière phrase, les autres sans doute pas – mais m’exprimer plus clairement me pousserait à briser la surprise finale. En bref, Tag est peut-être un des films japonais les plus anti-féministes qui soit (dans une cinématographie nationale qui a pourtant placé la barre très haut en la matière) bien qu’il joue, dans les dernières images, la carte du film féministe mais de manière peu convaincante. Libre à chacun d’en tirer la morale qui lui semble s’imposer – c’est de toutes façons très secondaire, l’intérêt du film est évidemment ailleurs.
Comme le dit Sur, une des amies de l’héroïne : « La vie est surréelle, ne la laissez pas vous dévorer. » Surréelle comme ce vent coupant tout ce qui dépasse à la manière d’une lame bien aiguisée, comme ce marié à tête de porc, comme ce crocodile géant qui apparaît dans l’imagination des jeunes filles pour les dévorer, comme cette ville peuplée uniquement de femmes sans que cela ne semble étonner personne, comme ces jeunes filles immobiles alignées dans les anfractuosités d’une caverne telles des statues égyptiennes, comme cette inoubliable scène de noces dans l’église, énorme cohue obscène et grimaçante qui évoque le Portement de croix de Jérôme Bosch… Alors oui, la fin, insatisfaisante, ne sauve pas le reste du film. Mais bien heureusement, le reste du film sauve la fin.