Prenez un Dude, grand format le poil abondant, version Chewbacca californien en pantalon de pyjama, donnez lui la voix chaude et profonde d'un Jeff Bridges plus vrai que nature, écoutez-le se targuer de sa fainéantise comme art de vivre, puis non sans sadisme, envoyez-lui deux sbires qui le prennent pour un autre, et en avant la musique ( remarquable la bande son), roule la boule de bowling, combien de quilles parviendra-t-on à faire tomber en un seul lancée, combien de dégâts avec une seule boule, sur les zygomatiques de nous spectateurs, et sur la vulgarité de la triomphante Amérique?
Dézinguage hilarant et foutraque.
A sa sortie, comme la plupart des gens et des critiques, je m'étais laissé embarquer sans résistance par ce trip délirant dans Los Angeles et à l'intérieur des rêves projetés en cinémascope de sa majesté le Dude.
La galerie de personnages m'avait fourni quelques souvenirs mémorables à l'instar de ce bon Jésus le Magnifique, ou de la Déesse Vagina. Une péripétie vers la fin que je ne spoilerai pas ici m'avait scié, façon"non mais vous êtes sérieux les gars".
Bref je croyais avoir saisi le délire pas bien méchant, apte à sombrer gentiment dans l' oubli avec le temps des frères Coen.
Quinze ans plus tard,je redécouvre le film avec un regard plus aigu.
D'abord, le monologue en VF me fit craindre le pire, sauvé par le canal VO ( Arte sois plus couillue merde ) je continuais ma replongée, retrouvant mon Dude inchangé.
Ma première épiphanie se situe au moment de la rencontre avec son homonyme, l'épouvantable businessman reaganien. Quelle jubilation de partager avec les frères Coen leur plaisir immense de mettre face à face deux tranches irréconciliables de l'Amérique.
A ma gauche celle des Sixties, libre et contestaire ( sauf que le rebelle s'est empâté, pour ne pas dire encroûté, ne conservant de cette époque lointaine que ce loisir si beauf et à la fois si inoffensif du bowling entre potes).
A ma droite celle des eighties, furieusement conservatrice et néolibérale, incarnée par un gros con (ils pullulent dans le film ) en fauteuil, qui n'a pas de temps à perdre sinon hurler à la gueule d'un Dude que c'est une merde d'assisté.
Et puis ma cinéphilie me jouant des tours, je me dis mais merde, ce mec en fauteuil là qui demande à l'incarnation de sa détestation de l' aider à retrouver sa pin up modèle poupée nineties ( quel hypocrite ce reaganien) ne serait-il pas tout droit sorti du Grand Sommeil?
Puis au gré de ma redécouverte, le personnage de Walters m' a littéralement pété à la gueule cette fois-ci comme une grenade dégoupillée se promenant dans la rue, le numéro de la Vagina ou la connerie abyssale de Donny me laissant plus froid, même si je comprend le rôle de quilles qu'il joue dans ce jeu de massacre.
Sa solitude à en crever du mec qui reste juif après le divorce de sa femme, qui s'accroche à ses deux potes comme à deux bouées, sa fureur du type que tout le monde a abandonné ( L'Amérique et sa femme ), et son indépassable certitude de Con sublime l'ont presque fait éclipser mon bon Dude trop passif ( il se fait droguer à un moment, est-ce bien nécessaire pour un type noyé dans son russe blanc comme dans un brouillard sibérien ouatant ? ).
L'hymne à l'amitié entre ces trois éclopés que chante certains critiques ou senscritiqueurs me semble surfaite, tant j'ai ressenti la solitude profonde de chacun, d'autant plus seuls qu'ils sont ensemble, ne partageant au fond que ce qu'ils sont capables de partager, une partie de bowling.
Ces trois types sont comme morts, et vivent dans un rêve, un paradis artificiel où l'on tue l' ennui en participant à un éternel championnat de bowling....
Ce qui marche du feu de Dieu, souligné par un senscritiqueur qui se reconnaîtra, est cette charge en s'amusant contre les travers de leurs congénères américains, tous obsédés par le fric et/ou le sexe, le bon Dude prêt à se faire du fric au moindre effort...( on le soupçonne de ne plus trop baiser car c'est fatigant)
Les oripeaux du film noir, la structure flottante du Grand sommeil ( splendide film raté ) plaqué sur un LA monstrueux comme un labyrinthe sans fin, l' appétit à collectionner les anti-héros qui gravitent autour du soleil noir Dude remontant sa boule de Sisyphe avec une abnégation touchante, une véritable empathie doublée d'une absence de concession pour le con ou la connerie, à une époque où on peut encore se marrer de voir un type à la gueule de Saddam servir au comptoir d'un bowling ( Maudit 11 septembre ), je ne sais comment mieux dire que ce film est le plus réjouissant strike de la carrière des deux frères...
Ah si , j'oubliais, ce truc sans importance, cette sensation en regardant le film que tout est possible, tout peut advenir, avec ce plaisir Dudien de se laisser porter, mi-déconcerté, mi-désorienté.