The Bikeriders
6.6
The Bikeriders

Film de Jeff Nichols (2024)

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Il n’y a jamais rien d’anodin dans le fait que le cinéma jette un coup d’œil dans le rétro.

Se replonger dans le passé, ça a toujours un coût pour un film. Ce n’est donc jamais fait innocemment.

C’est une nostalgie qu’on cherche à réveiller, des racines qu’on cherche à questionner, des parallèles historiques qu’on cherche à dresser…

Un spectateur n’est d’ailleurs jamais vraiment vierge quand il va voir un film qu’il sait se passer dans une période révolue. Un imaginaire est mécaniquement mobilisé. Il y a aussi des attentes ou des questionnements qui émergent…

Me concernant, c’était davantage des questionnements qu’avaient suscité en moi ce The Bikeriders.

Quelles intentions à parler de bonnes grosses pétroleuses aux temps de la transition climatique ; de gros moustachus musclés à l’ère de post-#MeToo ; et de virées sans contrainte en plein effondrement du mode de vie américain ? Venant d’un Jeff Nichols capable aussi bien de jeter sur moi le chaud (Midnight Special) comme le froid (Take Shalter, Mud), j’avoue que j’étais en quête de réponses et qu’il n’y avait pas trente-six façons de les obtenir.

The Bikeriders était une de mes curiosités de ce début d’été 2024 et j’avoue que j’en ressors… tiède.

(Voire même franchement tiédasse.)

Alors certes, je ne nierai pas cette capacité qu’a ce film à jouer de cet évident fantasme que constituent les bandes de motards. Les grandes étendues, l’asphalte qui défile jusqu’à l’horizon, le vent dans les cheveux, le soleil couchant qui caresse la peau, les rugissements du moteur qui font vibrer le corps, les regards qui se retournent avec crainte et admiration, les copains qui rendent invincibles, les filles qu’on monte à l’arrière, les règles qu’on laisse derrière soi… Chacun de ces sentiments grisants a droit à son lot de plans, voire de séquences, dans le seul but d’être rendu palpable, sensible, conscientisé.

Pour le coup, là, on a affaire là à de l’attendu. J’aurais presque envie de dire d’un minimum syndical. Jeff Nichols le fournit plutôt honorablement (et j’expliquerais un peu plus loin mon usage du « plutôt ») et j’aurais presque envie de dire que c’est toujours ça de pris.

Austin Butler campe très bien le gros dur un peu minet, quand Tom Hardy tient quant à lui parfaitement son personnage de gros dur un peu gros dur. Jodie Corner est l’incarnation type de la populo insouciante du Midwest, quand Michael Shannon pousse très bien tous les curseurs de son côté pour faire le primo-arrivant à la sauce redneck… Seulement ce serait peut-être là le début du problème.

Butler, Hardy, Corner… Tous autant qu’ils sont dans ce film, ils sont de vrais bons gros archétypes. Ils ne sont même que ça, à dire vrai.

Pas de réelle profondeur. Pas de réelle nuance. Aucune subtilité. Chacun pousse ses curseurs à fond, force sur les accents, les dégaines, les regards. On nage vraiment en pleine imagerie d’Épinal. Seule la maitrise de cette distribution expérimentée évite à ce film le naufrage dans le ridicule le plus total.

D’ailleurs, franchement, sous une autre configuration, ça aurait même pu se révéler totalement justifié car, après tout, un récit peut se faire totalement archétypal s’il entend assumer jusqu’au bout son caractère purement fantasmatique. Seulement le problème avec ce Bikeriders, c’est que ce n’est pas le cas. A dire vrai, le film de Nichols semble tiraillé entre différents enjeux que je trouve personnellement en totale contradiction et qui aboutissent à mes yeux à un résultat pour le moins étrange, difforme et parfois – osons le dire – assez grotesque.

Parce que la revoilà qui repointe le bout de son nez ; la fameuse question de l’intention.

Il n’y a jamais rien d’anodin dans le fait que le cinéma jette un coup d’œil dans le rétro. Se replonger dans le passé, ça n’a rien d’innocent. Faire des bikers des années 60 le sujet de son film, ça n’a rien d’innocent non plus. Que voulait en faire Jeff Nichols ? Que voulait-il en dire ?

Alors certes, d’un côté, on a bien cette dimension archétypale et fantasmée qui est pleinement assumée et affichée. Qu’il s’agisse tout aussi bien de la photographie que de la mise-en-scène, auxquelles on pourrait d’ailleurs ajouter cette musique qui aime régulièrement connoter et appuyer les instants, on colle totalement à cette idée de représentation naphtalineuse qui se soucie bien peu de réalisme ou d’esprit documentaire… Mais d’un autre, le film fait le pari contradictoire d’inscrire sa narration au sein d’une interview journalistique, comme si son aspiration sincère était de retranscrire la réalité d’une époque et d’un état d’esprit.

Cette proposition oxymorique permanente offre dès lors une posture inconfortable au spectateur qui doit dès lors sans cesse composer avec ce dispositif qui l’invite systématiquement à donner du crédit à une représentation qui n’en mérite vraisemblablement que bien peu ; le problème étant accentué par le fait que Nichols ne sache pas non plus sur quel pied danser concernant l’édification des archétypes.

Et c’est l’autre grosse tare de ce film : celle de ne jamais vraiment assumer son sujet.

D’un côté, on cherche à ressusciter le pouvoir d’envoutement qu’ont pu susciter ces bandes modernes d’affranchis de l’Ouest lointain – et on le fait en mobilisant la structure des grandes fresques scorsesiennes – et puis de l’autre on passe son temps à polir les angles afin de faire de ces vandales de grand chemin les figures les plus consensuelles possibles.

OK, ce sont des gros durs qui jouent souvent des poings, mais ça reste toujours gentiment trivial et, à la fin, tout le monde redevient copain. D’accord, ils ne sont pas très rassurants pour ces dames lorsqu’ils débarquent dans un bar – et ça leur arrive d’être un chouilla insistants voire tripoteurs – mais ça reste des gentlemen qui taquinent plus qu’ils ne forcent. Et puis c'est vrai que ça leur arrive d’avoir maille à partir avec la police, mais c’est souvent juste pour quelques feux brûlés ou un règlement de compte plus que justifié à l’égard des quelques rares méchants bikers qui n’ont pas compris que la castagne ce n’était que pour la rigole.

Et c’est ainsi qu’on se retrouve avec cette étrange galerie d’icônes difformes, où chaque angle abrupt a été poli jusqu’au moignon, le tout ripoliné d’une bienveillance morale qui rappellerait presque aux monstres folkloriques de chez Disney.

Autant dire qu'avec un traitement pareil, la rudesse promise par la scène d'intro s'évapore très vite et qu'au bout du compte, le déroulé en rise and fall scorsesien fait lui aussi progressivement pschitt.

Loin de la glorification tragique de ceux qui ont osé toute la liberté, rien que la liberté –marqueur évident des fresques du grand Martin – The Bikeriders semble davantage nous convier péniblement à un aboutissement moraleux et convenu, qui n'a ni l'ampleur, ni la conviction de ceux dont il entend s'inspirer.

Alors certes, tout ça n’empêche pas pour autant l’émergence de quelques moments bien sentis, où on perçoit bien que Jeff Nichols tenait quelque chose avec son sujet. Je pense notamment à cette opposition qu’il opère régulièrement entre les deux-roues et les quatre-roues ; les sédentaires contre les conquérants de l’asphalte ; ceux qui ont laissé leur virilité dans un garage de pavillon contre les autres qui ont décidé de l’enfourcher pour mieux la laisser pétarader à travers les vastes plaines. En cela, The Bikeriders n’invoque pas les années 60 en vain. On sent l’envie de questionner la crise et les incertitudes du moment en allant chercher cet instant durant lequel l’Amérique a perdu de vue sa superbe et son assurance…

…Mais, d’un autre côté, tout ça est vite étouffé par la peur manifeste du film à devoir assumer une position trop radicale. Elle se trouve d’ailleurs peut-être là, la raison à cette narration absurde qui consiste à passer toutes les scènes du film à la moulinette des commentaires du documentariste et des autres interviewés. Parler par-dessus permet en permanence d’éliminer tout malentendu ; d’éradiquer tout potentiel procès en moralité. Malheureusement c’est aussi ce qui a tué chez moi toute portée cinématographique lors de ces moments que j’ai trouvés bien sentis.

Je pense notamment à cette scène où, pour se venger de la rossée infligée à Benny, Johnny et les siens décident d’incendier le bar où cette rixe a été tolérée. Ce moment où ils restent tous là à contempler les flammes est, pour le coup vraiment bien pensée, parce qu’on voit bien ce qui fige Johnny face à ces flammes. On voit bien qu’il est saisi par ce que son groupe s’autorise à faire et qu’implicitement on l’autorise à faire. Parce qu’au moment où on s’interroge sur ce que font les pouvoirs publics face à cette impunité, l’un des lieutenants de Johnny intervient avec un très bon sens du timing pour signaler qu’ils devraient partir, et c’est le cadre qui lui répond en dévoilant de part et d’autre de la route la présence de pompiers et de policiers, terrifiés, qui attendent leur départ pour passer à l’action.

A ce moment-là, la scène est juste impeccable. Tout est dit, et on nous invite à nous perdre dans le regard mi-fasciné mi-effrayé de Johnny qui constate ce qu’est sa bande. Pour moi, toute la démarche du film tient dans cette scène et dans ce moment. Mais seulement voilà, au lieu de nous laisser mariner avec ça, il faut que ça vienne commenter par-dessus. « Ils sont effrayés par nous » balance d'abord Johnny. Et comme si ce n'était pas suffisant la voix off remet une couche dans la foulée : « à ce moment-là, Johnny était vraiment effrayé de constater la terreur que lui et bande semaient autour de lui… » Non mais… Mais TA GUEULE ! Laisse-moi ce moment, Jeff ! Laisse-moi l’infuser selon ma prendre sensibilité ! Laisse cette scène me pénétrer pour qu’elle m’impacte profondément ! On est au cinéma, que diable !

C’est vraiment tout l’échec de ce film. L’intention est là. Mais l’audace est aux abonnées absentes.

Jeffs Nichols invoque les gros biscotos et les moteurs qui rugissent, mais tout ça se retrouve très vite cadenassé par quelques courses bon enfant à grand coups de moteurs bridés lors de pique-niques familiaux.

Tout ça m’amène à me dire que si des auteurs sont aujourd’hui en recherche de cette Amérique qu’ils ne retrouvent plus, qu’ils prennent vraiment la peine de regarder dans le rétro pour constater ce qu’ils ont réellement perdu.

Parce que là, comme aveuglé par le soleil se réfléchissant dans le miroir, Jeff Nichols s’est finalement comporté comme un quatre-roues figé sur le trottoir.

Quelle tragédie que cette route sans horizon sur laquelle certains auteurs se sont engagés…

…En espérant qu’il y en aura encore quelques-uns pour résister à l’esprit parking de chez Disney.

Créée

le 23 juil. 2024

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