Russ Meyer est à la poitrine des femmes ce que Tinto Brass est à leur croupe : un fétichiste généreux, un exégète de la chair exhibée, un illustrateur compulsif de l’objet de tous ses regards. Si on pense souvent, en citant son nom, à des films comme Faster, pussycat ! Kill ! Kill ! (qui est sans doute une de ses œuvres les plus abouties) ou à la série exubérante des Vixens (avec divers préfixes à choix : Super en 1975, Mega en 1976, Ultra en 1979…), on parle beaucoup moins de son tout premier film, The Immoral Mr Teas, qui est pourtant pionnier à plus d’un titre. Il l’est non seulement parce qu’il a initié la carrière de Meyer et lui a donné l’orientation qui déterminerait l’ensemble de sa filmographie, mais aussi parce qu’il est, dans l’Amérique de la fin des années cinquante, un des premiers nudie cutie à grand succès, rapportant un million de dollars avec une mise de départ très modeste et ce malgré une descente de police dès la première projection du long métrage. Cet étrange sous-genre cinématographique qu’on appelle nudie cutie « glorifiait les femmes comme des déesses et présentait les hommes qui les reluquaient comme des balourds ». (Eddie Muller & Daniel Faris, That’s Sexploitation ! The Forbidden World of “Adults Only” Cinema, Titan Books, 1997)
Mr Teas est un homme solitaire reconnaissable à son bouc et à son canotier. Il travaille comme livreur de prothèses dentaires (il n’y a pas de sot métier) et, revêtant parfois un uniforme rose qui ressemble étrangement à un pyjama, il enfourche son vélo pour aller apporter ses produits à un cabinet de dentiste, où officie une accorte réceptionniste dont il ne manque jamais d’admirer les charmes mammaires. Cette attraction est d’ailleurs le pivot de sa vie, comme elle est celle de toute l’œuvre de Russ Meyer. Mr Teas est un voyeur, il a l’œil baladeur, il zyeute toutes les femmes qui passent à la portée de son regard : une secrétaire dans son bureau, la boulangère, les passantes, les baigneuses, une strip-teaseuse dans un cabaret, la psychiatre chez qui il va consulter. S’il lui arrive, à vélo, de se pencher vers une voiture à l’intérieur de laquelle s’enlace un couple, il aime aussi se cacher, traquer ses proies comme un chasseur, que ce soit derrière des buissons ou à travers des rideaux. Cette dissimulation paraît parfois bien dispensable puisqu’il semble souvent évoluer dans le décor comme un personnage invisible, qui verrait tout sans être vu, se rinçant l’œil auprès de femmes dénudées qui passent juste à côté de lui, à pieds ou en barque, sans paraître le remarquer. L’invisibilisation comme stade suprême de la solitude ?
S’il s’agit d’une chasse, ce n’est pas un safari où on tire, c’est un safari où on se contente d’admirer. « C’était une époque étrange avec des hommes encore plus étranges qui pouvaient seulement regarder et ne participaient jamais » commente Robert Graysmith dans son livre La Fille derrière le rideau de douche (Denoël, 2014). En cela le film peut paraître bien chaste dans la mesure où il est fondé tout entier sur l’exhibition et en aucun cas sur la consommation du désir du héros, auquel est censé s’identifier le personnage. Certaines parties du film, qui se déroulent sur la plage ou au bord d’une rivière, rappellent beaucoup la vogue des films nudistes, tels qu’a pu en produire le cinéma scandinave ou allemand (rappelons-nous des courts et longs métrages à la gloire de la Frei Körper Kultur), encore qu’ici le propos soit plus érotique qu’hygiéniste – et donc moins hypocrite, et un peu moins ennuyeux aussi. La réalisatrice de pornographie féministe Erika Lust insiste d’ailleurs sur le fait que ce film ne s’inscrit pas selon elle dans cette vogue-là. The Immoral Mr Teas, écrit-elle, est « le premier film overground américain à montrer des corps de femmes nues sans prétexter le naturisme, avec un grand respect du genre féminin en général et de sa beauté anatomique en particulier ». (Erika Lust, Porno pour elles, Femme Fatale, 2010, p.77)
Le récit, à vrai dire plus descriptif que narratif, raconte une journée-type de Mr Teas, puis une autre, qui ressemble beaucoup à la précédente, ses tâches professionnelles n’étant entrecoupées que par de petites excursions dans la campagne. Un élément perturbateur survient pourtant le jour où, ne se contentant pas de livrer une prothèse chez le dentiste, il s’y rend comme patient. Le dentiste lui fait une anesthésie générale (curieuse pratique pour traiter une carie !) et, sous l’effet de cette drogue, effet qui subsistera plusieurs jours après l’opération, il voit toutes les femmes qui le tentent dans leur plus simple appareil. Cette astuce permet à Meyer de réaliser quelques petites scènes fantaisistes, dans des décors très colorés évoquent le rêve, où Mr Teas dicte une lettre à sa secrétaire nue ou se fait servir une tranche de melon par une serveuse vêtue uniquement d’un petit tablier. Mais le pouvoir magique de cette anesthésie trouve rapidement ses limites narratives puisque dans toute la dernière partie du film, le voyeur admire au bord de l’eau des femmes qui, se baignant ou prenant le soleil, sont réellement nues.
A la sortie du film, le magazine Variety lui avait trouvé un surnom : les vacances perverses de M. Hulot ! Le clin d’œil à Jacques Tati n’est pas fortuit, tant cet homme muet coiffé d’un canotier y fait songer, rappelant également certains personnages plus anciens du cinéma burlesque. Lui non plus ne parle pas, les dialogues ayant été supprimés au profit d’une musique répétitive à base de clarinette et d’accordéon et d’une voix off alignant banalités et considérations plus ou moins intempestives. Jouant sur des discours à double sens, cette voix, au ton pédagogue rappelant le commentaire d’un documentaire, nous livre des considérations sur le soleil, l’eau, le caoutchouc, les serpents venimeux, la guitare, la balance commerciale américaine… On réalise alors au fur et à mesure que ces propos apparemment déconnectés de l’action peuvent prendre, mis en rapport avec les images, des connotations grivoises. A force de redondance, cet humour un peu insistant lasse et on finit par regarder l’image sans plus trop se préoccuper du commentaire. A cette ironie un peu lourdingue on préférera quelques blagues plus surréalistes, comme lors de cette scène où, séduit par une prostituée qu’il croise dans la rue, le héros monte avec elle dans un hôtel, où elle s’empresse de… déplier une planche et de repasser le pantalon de son client. On précisera que Russ Meyer a lui-même perdu son pucelage auprès d’une professionnelle et dans des circonstances bien particulières puisque c’était dans un bordel de Rambouillet où Ernest Hemingway l’avait invité au moment de la libération de Paris, le futur cinéaste servant à ce moment-là dans les troupes américaines en France…
Étrange objet filmique que cet Immoral Mr Teas, tout à la fois bavard et muet, complaisamment voyeuriste mais étonnamment chaste, entre humour néo-burlesque et exhibition naturiste. Si ces panoramas de décolletés plongeants et cet étalage de nudité ont suffi à créer le scandale (et à remplir les salles), certains critiques n’en ont pas moins relevé le traitement paradoxalement sage de ces exhibitions, à l’instar de Leslie Fielder qui écrivait : « Il n’y avait aucune passion, aucune chair touchant la chair, aucune consommation montrée ou suggérée. » Dans le numéro du fanzine Toutes les couleurs du bis consacré à Russ Meyer (n°6, mai 2016), le film est présenté comme une « petite gaudriole inoffensive » et un « petit divertissement érotique bon-enfant ». Et c’est justement ce côté bon-enfant, cet émerveillement innocent devant la chair, qui fait de ce film un peu anecdotique le jalon d’un sous-genre cinématographique très particulier qui, aujourd’hui, serait inconcevable.