Une jeune fille s’évanouit dans le laboratoire de chimie de son lycée et commence à subir d’étranges distorsions temporelles. Elle se met à vivre deux fois certains événements, comme un cours de mathématiques où elle doit aller au tableau sans savoir résoudre un exercice, scène que nous revivons plus tard de manière presque identique : mais nous nous apercevons alors en même temps que la jeune fille qu’elle a déjà vécu cette scène et qu’elle a même travaillé cette leçon chez elle la veille au soir, ce qui va lui permettre cette fois de résoudre l’exercice au tableau (dont la correction a disparu de son cahier). Grâce aux différents placements de la caméra, le spectateur n’a d’abord pas plus que Kazuko l’impression de revivre la même scène, seule la surprise de la jeune fille nous permettant de savoir que la scène se répète : Obayashi parvient à nous faire ressentir tout au long du film, en évitant toute dramatisation, la perception qu’a Kazuko du monde qui l’entoure, comme s’il s’agissait d’un monologue intérieur, l’impression de répétition ne jouant à chaque fois que sur quelques détails.
The girl who leapt through time est ainsi un film sur le temps, mais aussi un film sur l’intériorité d’une jeune fille qui s’apprête à passer à l’âge adulte, et qui ressent sous une forme temporelle, décalages, sensations de répétition, prémonitions, les changements qui s’effectuent dans sa perception du monde et en elle-même. C’est par un télescopage de plans temporels, suite à l’émanation mystérieuse, presque magique, de l’essence de lavande, que s’expriment dans le film les troubles qui accompagnent ces changements dans la temporalité que tout adolescent traverse mais dont il a habituellement peu conscience. Le pouvoir magique acquis par Kazuko est le pouvoir de percevoir ces troubles, et de superposer des durées qui normalement ne font que se succéder sans qu’on en prenne conscience. Des mouvements de caméra qui sont parfois d’une légèreté digne de Shimizu, une simplicité et un sens de l’épure, que soulignent quelques artifices (raccords, plans colorés du début avec un dégradé du noir au blanc à la couleur), quelques effets de montage (le glissement de gauche à droite d’un plan à un autre, comme un léger balayage d’un état de conscience à un autre), permettent au spectateur d’assister comme de l’intérieur à ces transformations et d’accéder ainsi à une forme de durée à laquelle nous n’avons habituellement pas accès.
C’est avec une grande sensibilité que Obayashi nous fait percevoir la confusion entre le rêve et la réalité, entre le souvenir et le rêve, à travers des fragmentations qui expriment les profonds changements vécus par la jeune fille, comme si le temps n’était plus perçu dans sa continuité, qu’il était fragmenté en segments qui semblent se superposer, signe d’un dysfonctionnement étrange du sens intérieur (la scène du vélo, peu après que Kazuko s’est évanouie). « Si vous étiez des plantes, vous seriez considérés comme prêts à produire des fruits », dit un enseignant au début du film : c’est ce devenir même que Obayashi veut nous faire sentir dans ce film.
Kazuko ne sait plus si ce qu’elle a déjà vécu est un souvenir ou un rêve, avant de comprendre qu’il s’agissait d’une anticipation vécue dans le présent d’événements non encore advenus. Elle revit donc au présent ce qu’elle a déjà vécu, mais ce qu’elle a vécu va donc encore se produire, ce qui lui donne le pouvoir d’anticiper sur les événements à venir (l’incendie, la chute des tuiles). Lorsqu’elle explique à son ami Fukamachi que ce qui lui arrive aujourd’hui lui est déjà arrivé hier, celui-ci répond en lui parlant de l’impression de « déjà vu » (en français). On peut se demander si Obayashi n’a pas lu Bergson, célèbre justement pour son explication de l’impression de « déjà vu ».
L’épisode de la flèche qui touche sa cible, disparaît puis la touche à nouveau comme si elle était revenue en arrière, prise dans une soudaine immobilité, semble être une référence aux paradoxes de Zénon d’Elée sur le temps et le mouvement, avec Achille et la tortue, mais aussi avec l’exemple de la flèche qui n’atteint jamais sa cible (paradoxes que Bergson critique dans plusieurs de ses livres) : le temps étant composé de « maintenants », la flèche apparaît comme immobile dans son mouvement. On peut se demander si Kazuko ne perçoit pas d’une certaine manière ce paradoxe temporel, que le réalisateur réussit partiellement à nous faire percevoir grâce à des techniques cinématographiques comme le jump-cut (seul l’artiste est capable selon Bergson de percevoir la continuité de l’existence, son écoulement, sa durée même – Kazuko en est capable grâce à Fumakachi, qui apparaît ici comme un maître du temps).
Les nombreux effets de collage un peu « kitch » à la fin du film nous rappellent qu’Obayashi est le réalisateur de Hausu, et ils apparaissent finalement dans ce contexte de « coming of age » autant charmants que surannés. Mais de la révélation de l’improbable traversée du temps de Fumakachi, lors de la scène sur la falaise, avec les images découpées et les incrustations psychédéliques très « pop », on retiendra surtout l’aspect irréel, et la mise en garde de Fumakachi qui demande à Kazuko de ne pas devenir un « fantôme du temps ». Le jeune homme apparaît d’ailleurs autant, transposé dans l’univers d’Obayashi, comme un fantôme que comme un passager du temps, et le film tout entier est d’une certaine manière une histoire de fantômes, en lien avec la mort (les grands parents et leur refus d’admettre la mort de leur petit-fils) et sans doute avec la guerre (la ville natale de Obayashi, Onomichi, où se déroule le film est très proche d’Hiroshima). Mais les fantômes sont aussi ces traces sensibles et fantomatiques que laissent les rêves de l’enfance et de l’adolescence, qui peuplent encore notre monde et forment parfois autour de nous comme un filet d’irréalité, à travers lequel nous percevons le monde.