Un Américain à Paris par Garrincha
Rendre compte de la réalité d'un territoire est sans doute une des questions les plus fertiles et passionnantes de l'espace cinématographique, s'extirper du fantasme et de l'image d'Epinal pour se confronter au monde, tel qu'il est. Mais la problématique parisienne a cela d'épineux et de singulier qu'elle est tout autant espace géographique qu'onirique, que sa place dans l'imaginaire collectif est à la fois vectrice de mirages mais également fondatrice d'une identité des plus concrètes, tangibles.
C'est à travers ce prisme qu'un Américain à Paris peut être considéré comme un film majeur et fondamental, à l'intérieur du corpus pourtant pléthorique d'oeuvres cinématographiques "parisiennes". Le tour de force génial de Minnelli aura sans aucun doute été de parvenir à faire d'une convention des plus contraignantes un choix esthétique fort et porteuse de sens ; d'artificiel et grotesque, ce Paris construit en carton-pâte se transforme sous son pinceau en matérialisation d'une ville fantasmée, d'un lieu où les rêves de gloire, de reconnaissance et de bonheur ne semblent attendre Gene Kelly qu'au coin de la rue, au détour d'un enchanteur numéro de claquettes. Chez Minnelli, le réel peut toujours être remodelé, repeint aux couleurs de ses amours, transfiguré par ceux dont la pulsion créatrice est trop forte pour ne pas donner à la vie alentour les contours de ses songes.
Le monde du rêve et le monde des hommes ne sont pas hermétiques l'un à l'autre, bien au contraire : pour chacun, le réel n'est que la scène d'un théâtre sur laquelle l'on aspire à projeter ses fantasmes et ses désirs. Ainsi Adam, l'ami pianiste de Jerry, talentueux mais sans le sou, qui s'imagine en plein récital devant une salle comble, et durant lequel il serait à la fois pianiste, chef d'orchestre et spectateur conquis, quand la réalité, moins clémente, lui offre la solitude de sa chambre de bonne pour seule audience ; ainsi Milo, la mécène de Jerry, amoureuse de lui et qui, à défaut de pouvoir le séduire par ses charmes, lui offre une situation sociale sur un plateau d'argent, dans le fol espoir, en empruntant cette voie, de s'ouvrir le chemin de son cœur.
La matérialisation de cette volonté ne peut rencontrer qu'un obstacle, souvent immense, parfois insurmontable : le rêve des autres. Adam offre sa musique au monde, mais le monde n'en a cure. Milo veut Jerry, mais Jerry se refuse à elle. S'il est indifférent à Milo, c'est parce que Jerry aime Lise, et Lise aime Jerry. La symbiose de deux rêves peut offrir un instant de grâce et de répit, pouvant prenant par exemple la forme d'un rendez-vous au clair de lune sur les quais de Seine. Cependant, le réveil est aussi irrésistible qu'inéluctable. Lise aime aussi Henri, peut-être pas aussi intensément et éperdument, sauf que Henri n'est pas de l'ordre du fantasme, que cet amour-là a survécu à l'épreuve du temps, de l'incertain, du retour forcément délicat du songe à la réalité.
Que nous reste-t-il à faire lorsque nos illusions se perdent, et que nos rêves cessent soudain de s'animer devant notre regard ? Pas grand-chose, nous dit la fin du film, si ce n'est continuer à rêver, et à espérer que le jour nouveau qui vient de se lever ne soit bien qu'une trêve entre deux nuits. C'est là une bien maigre consolation, mais c'est une raison de vivre, une raison de créer, une raison de continuer à danser. Nous sommes, après tout, dans le Paris en toc de Minnelli : le réel peut donc toujours y être repeint aux couleurs de nos amours.
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