C'est l'adaptation littéraire la plus juste qui soit, j'ai envie de dire la seule valable, car elle ne considère pas le livre d'origine comme un canevas (un scénario, ou une structure), mais comme un simple signe, décrypté plan après plan, quelque chose qui se dit, qui se prononce : un langage et non une communication, une gravure pariétale sur la paroi d'une grotte. Et c'est bien là, précisément, que le film nous conduit : à l'origine. D'ailleurs les derniers plans montrent ce qui deviendra quelques années plus tard le parc de Belleville, où passait à l'époque la rue Vilin où Perec a grandi jusqu'à la guerre.
Le texte est dit par Ludmila Mikaël, qui nous donne à entendre non le sens du texte (ce qu'il exprimerait) mais ses mouvements (ascendants, descendants). Ce qu'elle fait est prodigieux : débarrassée de la question des intentions, elle se mue en voix pure, en cri, en chant ou en murmure, mais ces cris, chants et murmures semblent désaffectés, débarrassés de la personne qui les prononce, émanant d'elle par le seul fait d'une articulation, d'un timbre, d'une vitesse. Elle n'a pas de ton, pas d'humeur, pas de manière : seulement une bouche, un palais, une langue et des cordes vocales. Les mots, les phrases éclatent, dits sans être élucidés, entendus sans être expliqués. Alors les images apparaissent.
Elles sont d'une clarté folle, ne suivant pourtant aucun chemin trop systématiquement tracé, parfois littérales (on voit ce qui est dit), parfois décalées (on voit aussi le contraire de ce qui est dit), et par moments formant de fulgurantes synthèses poétiques (un évier en feu dans un champ de ruines, un cheval qui se couche, une plume qui s'élève au-dessus d'un escalier, un visage coupé en deux). Elles ont leur place, parce qu'elles n'obéissent pas au texte pourtant omniprésent - je dirais qu'elles ne cherchent pas à l'illustrer, mais seulement à jouer avec lui un jeu presque mathématique (d'identité, d'inversion, de multiplication). C'est aussi en cela, par cette précision extrême, qu'elles parviennent à vivre malgré la puissance écrasante du texte. Et quand, à quelques reprises, la voix s'arrête, on se demande comment les images vont pouvoir continuer, pourtant elles continuent, et elles tiennent, et on ne comprend pas comment c'est possible - ce qui est tout le sujet du livre de Perec : comment faisons-nous pour tenir alors que nous sommes dévastés ? En fait, Un homme qui dort propose d'écouter des images.
D'écouter une ville aussi. Paris n'a que rarement été aussi bien arpentée. Il y a un désir documentaire qui se cache derrière cette adaptation (désir qui se révèle réellement lorsque Perec filme le décor irrattrapable de son enfance perdue). Et ce n'est pas le moindre des paradoxes du film que de faire de ce récit de réclusion, de séparation d'avec le monde, un état des lieux des quartiers de Paris. Une promenade, la promenade d'un absent.