Lui (Guy Frangin) est en deuil. Elle (Dominique Sanda) est morte. Il aurait dû l’être avant son suicide, il n’a jamais su la connaître. La méthode bressonienne s’adapte parfaitement à ce récit en deux temporalités, explorant la relation imparfaite d’un couple qui n’a pas pu s’aimer. Cette femme, dont on ignore jusqu’au nom, n’intéresse son mari que dans sa superficialité et par son physique ; même s’il pénètre son intimité, il n’entrera jamais dans son intériorité : le regard neutre et impassible de la jeune femme dissimule des émotions fortes et contradictoires que ni le spectateur ni le personnage masculin ne sauront décrypter. Est-ce tantôt de l’amour timide, tantôt du mépris que l’on décèle chez elle ? Même les rires et les pleurs, présents au son, sans que l’image n’y réponde, créent un effet de kitsch et font douter de leur sincérité. Il est possible de lire autant de non-dits sur ces visages qu’il y en a au sein de ce couple : il n’a jamais voulu la connaître. Pour eux, il n’y a pas de place à l’amour, au romantisme ou à la fantaisie, c’est un mariage mécanique, que l’on effectue en signant un simple papier après un cut abrupt.
Robert Bresson n’a pas peur de tisser une existence interne riche à son personnage féminin. Elle est montrée comme passionnée de musique, que ça soit, dans une même séquence, de la surf music ou le Magnificat de Monteverdi. On la sait intéressée par la paléontologie, l'ornithologie, l’art contemporain… Les sorties qu’elle effectue sont culturelles, elle va au cinéma, au théâtre, et elles prennent une importance dans sa vie au point que Bresson décide de consacrer, dans une mise-en-abyme où le spectateur du film devient spectateur de la pièce, une partie de son long-métrage à une représentation de Hamlet. Cette femme a une consistance que ne sait pas percevoir son mari, elle n’est et ne restera qu’un fantasme pour lui. D’abord présentée comme une version moderne de Cendrillon, une souillonne orpheline, il n’est intéressé que par ce qu’elle représente à ses yeux, un personnage de phantasme, à la fois merveilleux et vide, un outil érotique que Bresson décrit à la fois en toute légèreté et sans voyeurisme, en montrant ses mains, ses regards, quelques millimètres de peau qui dépassent d’un chemiser, et à la fois plus frontalement en dévoilant ses fesses, ses seins, ses cuisses, ses pieds…
Voici la preuve que Bresson est un maître : même un film mineur comme Une Femme Douce cache de l’or pur dans son austérité, des sensations subtiles dans ce monde gris aux couleurs désaturées. D’un point de vue formel, le film est irréprochable. Il se place toujours dans une recherche de subtilité, de nuance, de minimalisme dénué de tout spectacle, malgré des thématiques qui auraient pu être traitées mélodramatiquement par un cinéaste moins bon. Qu’importe les revolvers, la tromperie et la jalousie, les tentatives de meurtres et les suicides, ce qui intéresse Bresson, c’est l’épure, et c’est une grande leçon de cinéma. Il est amusant de remarquer que c’est par ailleurs en plaçant ses personnages dans une salle de cinéma que Bresson fait preuve d’une maestria cinématographique folle. En seulement deux plans, deux regards et un cut, les images transpirent l’attirance sexuelle, le magnétisme, l’amour impossible entre Elle et un jeune dandy : une relation qui ne naîtra jamais entre Elle et son mari. Il était pourtant certain de son amour : elle l’aimait, ou elle voulait l’aimer, ou elle voulait aimer…
30/10/23