« Socrate : Aucun des deux ne sera jamais plus heureux que l’autre, ni celui qui a réussi injustement à s’emparer de la tyrannie, ni celui qui est livré au châtiment ; car de deux malheureux, ni l’un ni l’autre ne saurait être le plus heureux ; mais le plus malheureux des deux est celui qui a échappé et qui est devenu tyran ». Cet échange entre Socrate et Polos, dans le Gorgias de Platon, résume à lui-seul tout l’enjeu du dernier film de Terrence Malick, Une vie cachée (A hidden life). Franz, paysan et père de famille autrichien, conscient des barbaries commises par le IIIe Reich, refuse de jurer fidélité à Hitler et de combattre aux côtés de la Wehrmacht. A l’époque, ce fait est puni de la peine capitale.
Cette trame narrative simple, inspirée de faits historiques réels, avait le mérite d'être humble (qualité dont manquaient cruellement les films de Malick depuis le prétentieux The tree of life). Et alors que je m’étais jurée de ne plus m’enthousiasmer pour un de ses films, voilà que celui-ci me titillait.
Le film s’ouvre de façon magistrale sur une sélection d’images d’archives de l’ère hitlérienne, pour nous conduire en plein Tyrol, au milieu des vallées verdoyantes. Et il ne faut pas une minute pour retrouver la fameuse patte du réalisateur américain : les plans larges se succèdent, balayant de grands espaces au sein desquels se meuvent, le plus souvent de dos, des personnages mutiques et auréolés d’une lumière froide, sur compilation de voix off et de musique classique. Cette esthétique ne quittera pas davantage ce film que tous les autres. Cependant, cette fois, elle apparaît moins artificielle et apporte un lyrisme qui trouve volontiers sa place dans l'oeuvre.
Pourquoi ? D’abord, parce que le récit se déroule soit en pleine montagne, soit en prison, et fait intervenir paysans et soldats. Ces univers épurés, tantôt vastes, tantôt étriqués, peuplés d’individus peu prolixes, se prêtent bien à ce choix de réalisation. Ensuite, parce que les questions existentielles posées par le film justifient cette esthétique. Certains plans sont grandioses (notamment les scènes de fauche) et lorsqu’un personnage parle, c’est toujours pour dire quelque chose de déterminant.
Une vie cachée est traversé de dualités. Celle entre le Bien et le Mal, illustrée notamment à travers un jeu sur les langues : l'anglais parlé par les justes, contre l'allemand, gras et agressif, des soldats et juges, que le réalisateur choisit de ne même pas traduire. Celle entre la Nature et la Ville : l’une laborieuse mais préservée, l’autre confortable mais inhumaine. Celle, enfin, entre le courage d'une mère qui se bat malgré la peine, contrastant avec la lâcheté des hommes d'Eglise, trop peureux pour prendre position sur le fait de rejoindre l'armée ou non.
Alors qu’on a pu s’ennuyer devant ses derniers films (et notamment devant l’interminable Knights of cups), on ne s’ennuie pas un instant ici. La durée du film-3h tout de même- est nécessaire ; pour que le spectateur mesure l’intensité du manque de l’être cher et pour expérimenter, avec Franz, la montée de l’angoisse dans le couloir de la mort. La longueur du séjour en prison et des tortures pratiquées est calculée par les nazis pour laisser aux hommes le temps de se repentir et de rentrer dans le rang. Force est de constater que Franz aurait eu tout le temps de changer d’avis mais qu’il ne semble pas que le doute l’ait habité une seule seconde.
Il demeure cependant des questions essentielles auxquelles T. Malick ne répond pas : quelles sont les motivations profondes du choix de Franz ? Pourquoi lui, pourquoi ce fermier et pas un autre ? On cherche, on attend tout le long des éléments de réponse, qui ne viendront pas, et cela a inévitablement pour conséquence de rendre le film vain.
Encore un film où, malgré tout, T. Malick a privilégié l'esthétique au détriment du sens.