Il n'y a pas de mauvais sujets de cinéma, il y a de mauvais traitements qui font de mauvais films. Le biopic, très souvent condamné, n'échappe pas à la règle et Vénus noire est un bon film.
Vénus noire s'ouvre à l'Académie des sciences de Paris où est présenté le corps de Saartjie Baartman, la Vénus Hottentote. Le resserrement du cadre sur le visage de Saartjie précède le départ de l'histoire quelques années auparavant à Londres où Saartjie Baartman est donnée en spectacle dans une foire, en un mouvement que l'on prend pour un souvenir. Par cette introduction, Abdellatif Kechiche détourne l'usage traditionnel du flashback et, en un effet de montage, calque les deux scènes l'une sur l'autre, les donnant à comparer. Tout le propos du film de Kechiche tient dans la complexité de ce montage apparemment trivial, et tout en racontant l'histoire de Saartjie Baartman son film interroge le spectacle et le corps. Quelle importance en effet que l'histoire de Saartjie Baartman ait été celle-ci ? Qu'en sais-je d'ailleurs ! Le discours de l'avocat est éloquent à maints égards et précise quoi qu'il en soit l'enjeu du film : la distinction entre réalité et spectacle, et Abdellatif Kechiche est bien conscient que son film, en tant que spectacle, n'échappe pas à la critique qu'il expose par l'intermédiaire de l'avocat. La reconstitution n'est pas l'enjeu principal du film. C'est évidemment ce qu'il a d'intemporel et ce qu'il partage avec le présent qui fait sens.
Il faut retenir ce passage où l'anthropologue peint Saartjie dans le Jardin des Plantes qui définit le travail d'Abdellatif Kechiche à la manière d'un peintre : un sujet, un cadre. Et c'est ainsi qu'il faut appréhender son film. Il n'y a pas de leçon à tirer de Venus noire. Retors à tout discours, un corps impose sa seule puissance et saisir la fascination qu'il exerce est tout l'effort d'Abdellatif Kechiche, qu'il s'agisse de curiosité en mal d'exotisme, de fantasme sexuel, ou d'intérêt scientifique. La mise en scène du corps théâtralisé permet en un effet méta d'interroger la nature du spectacle et la morale du véritable. L'exhibition n'est pas ce qui choque Saartjie. Or elle nous choque nous. Pourtant systématiquement, à chaque exhibition de Saartjie, Abdellatif Kechiche prend soin de nous en montrer d'autres. On l'expose comme on expose les nains ; on la déshabille lors d'une soirée libertine où la plupart est dénudée ; elle se prostitue parmi d'autres prostitués. Tout est question d'adhésion. Il y a dans tout spectacle un fondamental qui est la rampe et qui distingue le réel du joué et permet la distinction des corps. Tant qu'il existe une démarcation des corps spectateurs des corps acteurs, il y a une séparation du corps jouant et du corps vivant. Et c'est sans cesse ce que réclame Saartjie. Y compris l'exhibition obscène tant qu'il n'y a pas contact n'est pas gênante. Et c'est bien le contact, comme invocation du réel, exigence d'authentification, qui blesse Saartjie. Tout le propos de Abdellatif Kechiche, ô combien actuel !, est cette invitation à la distanciation. La pornographie se dissimule derrière tout excès de réalisme, la passion du réalisme est la pornographie.
Le racisme n'est choquant qu'en ceci qu'il fait parler le silence de l'extériorité d'un corps. Et c'est bien le scandale de la fin, dès lors qu'on la sait morte, on comprend que l'on peut tout lui faire dire, y compris son animalité et son infériorité de race. Et le scandale absolu est consommé lorsqu'on comprend que ce qu'on avait pris pour un souvenir ne pouvait en être un, perversion de la mise en scène qui par habitude du spectateur nous fait croire qu'on passe dans la subjectivité des souvenirs par le resserrement du plan sur le personnage. On comprend à la fin qu'il n'y a aucune subjectivité, ce que nous avions pris pour une personne est un moulage qui n'a pas de souvenir et qui peut enfin porter de son silence et de son absence tout le discours raciste et toute l'infamie jusqu'au fin fond de l'outrage déshumanisant qui consiste dans la circulation de ses organes génitaux. Maladie scientiste, chirurgie et pornographie se fondent alors dans le délire de la profondeur et s'opposent à la superficialité du spectacle, des corps et de l'érotisme, c'est-à-dire que le film trace enfin une ligne de démarcation entre d'un côté la mort et l'objectivation et de l'autre la vie et la subjectivité.