"Busard obstiné", a dit un jour Yasujirô Ozu de lui-même. La longue patience de l’œil. Celle de quelqu’un qui a le temps, qui n’est pas pressé. Ne rien hâter, ne rien précipiter. S’installer dans la durée pour y trouver son rythme et celui des choses. Une esthétique, dite à chaque plan du film, qui est d’abord un art de vivre. Voyage à Tokyo est souvent considéré comme l’un des dix ou quinze plus hauts sommets de l’histoire du cinéma. Un immense classique donc, bien que l’emploi à son propos d’un quelconque superlatif paraisse toujours erroné. Son humilité, sa tempérance, son sens de l’infime relèvent moins du monument écrasant que de la minutieuse calligraphie. Ozu y pose les problèmes de l’accélération du développement technique, de la place de l’homme dans le monde moderne, de l’évolution des relations familiales au sein d’une société dévorée par une époque qui creuse inlassablement son fossé. C’est un drame de la vie contemporaine qui bouleverse parce que sa parure mélancolique dissimule mal la blessure secrète d’un auteur constatant avec une sagesse crispée que les ronces ont envahi sa maison natale. À ce moment de l’âge d’or du cinéma nippon où Akira Kurosawa tourne Les Sept Samouraïs et Kenji Mizoguchi Les Contes de la Lune Vague après la Pluie, Ozu arrête le temps et regarde un couple de vieillards quitter leur petit port de pêche d’Onomichi pour rendre visite à une famille disparate dans la capitale. En créant la silhouette extérieure de Chishū Ryū (l’incroyable galurin, le costume mal coupé et flottant), il dessine aussi sa silhouette intérieure : le corps de l’aïeul n’est pas adapté à l’habit occidental mais plutôt au yukata qu’il porte chez lui. De même pour sa femme, toujours revêtue du même kimono respirant le "vieux Japon". L’attachement qui lie les deux personnages, dont on devine qu’il s’est forgé au fil d’une longue et pénible vie commune, se passe d’explications : jamais formulé directement par les mots, il est constamment renforcé par l’acceptation dite et la résistance muette. Plutôt que de conforter d’un discours critique sur l’aliénation sociale, le film se construit sur un réseau prodigue de joies et de peines, d’espoirs et de regrets, de quiétudes et de douleurs. Cette rencontre de l’économie et de la richesse, c’est bel et bien le tissu fait de la grande complexité d’êtres qui ont peu de moyens.


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Il est fort aisé, lorsqu’on cherche le typique, de manquer l’universel. Macbeth, par exemple, est un personnage universel en ce qu’il incarne les tendances au mal inhérentes à chacun, tout en n’étant pas typique parce qu’un très petit nombre d’entre nous assassinerait les souverains. Un Macbeth serait impensable dans l’œuvre d’Ozu, qui n’utilise jamais aucun moyen n’étant pas issu naturellement du contexte humain. Mais le cinéaste transcende les limites du typique par son utilisation ascendante de l’évènement commun à tous, et qui pourtant ne cesse d’être extraordinaire. Ainsi la mort de la mère a pour fonction de donner une perspective à l’ensemble de l’action, en soulevant la question fondamentale de la finalité de l’existence. Le film transmet un rare sentiment d’authenticité par une concertation particulière des moyens techniques, un art minimal fondé sur le champ à 180°, le refus des mouvements de caméra et des effets plastiques, la rétention esthétique, la dédramatisation. Le tempo est lent et libre. Chaque séquence est introduite par une "photographie" du cadre, temple tranquille au bord de l’eau ou lignes brisées d’une usine, ponctuations régulières d’une narration poétique et musicale d’où toute action est résolument bannie. Le cinéaste ne montre rien d’étranger au sujet ou de simplement décoratif, il ne suscite jamais l’émotion en accélérant la cadence, en accentuant la tension ou en recourant à l’emphase. Son expression se caractérise par un rapport très déterminé entre les vastes ellipses de la fiction et la durée des scènes, respectée au maximum mais exempte de toute liaison inutile. Il prolonge parfois un plan pendant une minute après la fin de ce qui l’a motivé, tandis que les personnages réduits au silence continuent le geste anodin qu’ils ont commencé. Ainsi c’est la vie qui se prolonge au-delà des situations ou des dialogues pour lesquels la pertinence dramatique a constitué un critère de choix rigoureux. Adepte à l’occasion d’un humour distillé à dose homéopathique, Ozu observe avec le décalage particulier de la vision créé par son fameux "angle du scribe" — immuablement accroupi derrière sa caméra. Ce système formel octroie aux êtres filmés, constamment valorisés par une légère contre-plongée, une liberté réelle, puisqu’elle ne les plie pas aux violences des changements de points de vue mais leur accorde au contraire toute latitude pour s’installer face à un regard adouci. Il ne traduit pas un parti-pris autoritaire mais bel et bien une attitude, un état d’esprit, et l’on éprouve à son exécution le pathétique du geste dessinant sans hâte ni relâche la même cigogne qui, parfaite, pourrait bientôt s’envoler.


Voyage à Tokyo rend compte de l’émiettement d’une famille à travers le prisme de l’après-guerre, de l’occidentalisation du Japon, du relâchement des traditions. Les parents vivent encore dans un ancien monde dont l’auteur dit sa nostalgie. Mais la métropole, définie par la poussée des buildings à l’américaine, édifie un environnement vertical, agressif, et pour les enfants, rejetés à la périphérie, impose des logements trop petits, encombrés, parfois misérables. Un nouvel univers socio-économique rompt l’équilibre des cycles naturels et accuse une mutation irréversible. Le temps est parcellisé, fragmenté, les corps sont désaccordés des esprits par l’agitation perpétuelle, le tumulte mercenaire et la fébrilité constante qu’induit l’exigence du progrès. On a bien conservé quelques rudiments protocolaires : sourires, salutations, formules de politesse, cadeaux. Mais rapidement les masques tombent, et la fille charmante, quasi-obséquieuse, se révèle en privé agressive, hargneuse, avare, égoïste. La surabondance des manifestations d’affection cache un désir gêné de se débarrasser des importuns. Shukichi et Tomi se retrouvent ainsi confrontés à l’indifférence et à la honte de leur progéniture. Jamais toutefois la méchanceté de ces individualistes embarrassés n’est accentuée par des signes. Ceux-ci sont bien plutôt révélateurs de leur gentillesse malgré tout, qu’ils parviennent à faire émerger d’une vie qui les dépossède. Le discours de soumission à l’ordre des choses n’est à aucun moment rejeté, mais au contraire donné comme un vécu profond : voir la scène où le père, retrouvant ses amis d’autrefois et se saoulant avec eux, livre enfin le fond de sa pensée sur ses enfants, à savoir qu’ils n’ont pas aussi bien réussi que, dans son rêve petit-bourgeois, il le souhaitait. Comme ses personnages, Ozu ignore la véhémence. La sincérité de ses regrets ne lui interdit pas de voir l’inutilité de certaines protestations et la nécessité de certains changements. Le regard qu’il jette sur les transformations de son pays est d’autant plus instructif qu’il ménage à chaque composante du régime culturel sa juste place. Il échappe ainsi à la médiocre alternative qui oppose aux yeux des Occidentaux le Japon moderne au Japon séculaire. Deux niveaux se rencontrent : d’une part la force de réception par le spectateur de la structure du monde tel qu’il est et non de son aménagement ; d’autre part, le fait que cette structure consiste en ce que le pouvoir est en chacun. Jamais dans Voyage à Tokyo un "puissant" n’est montré, et pourtant tout baigne dans la réalité de la dépendance des êtres à un ordre qu’ils sécrètent eux-mêmes et qu’ils subissent. Le long-métrage articule à la faveur d’une armature rigoureuse les conflits, les incompréhensions, les accords et désaccords subtils qui tissent la trame véritable de cette chronique d’une irrécusable dignité et d’une magnifique vérité intime. À la fin, il laisse dans un silence et une immobilité seulement troublés par les mouvements et le bruit des petits bateaux sur lesquels il avait commencé, bouclant un cercle serein d’homogénéité et de permanence.


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Le film est plein du sentiment profond que l’insatisfaction est une caractéristique inhérente de la vie, qu’il y a un gouffre entre les qualités humaines d’une personne et ce à quoi se réduit finalement son existence. Les parents ont conservé l’image de ce qu’étaient leurs enfants avant leur départ pour Tokyo, avant l’engluement dans la lutte pour la survie quotidienne qui les empêche de voir au-delà des tensions immédiates. "La vie n’est-elle pas décevante ?" demande amèrement Kyoko à Noriko, qui acquiesce avec tristesse. Parmi la jeune génération, celle-ci fait pourtant exception. C’est elle qui reçoit les visiteurs dans son taudis avec une cordialité qui les touche. Le cinéaste révèle graduellement qu’elle est le pôle positif du récit. Son honnêteté est montrée dès sa première apparition, lorsqu’elle refuse le prétexte que son gendre lui suggère poliment pour excuser son retard. Son désintéressement est célébré par l’effet merveilleusement libérateur (après quarante minutes de plans fixes) qui consiste à placer la caméra à l’intérieur de l’autocar dans lequel elle emmène Shukichi et Tomi en promenade après avoir quitté son travail plus tôt et réduit ainsi la paie dont elle a grand besoin. Les limites strictes de ce moment de détente soulignent un autre aspect du thème central, repris lorsque Noriko donne de l’argent à sa belle-mère : dans la société moderne, ce ne sont pas tant les élans d’empathie qui n’ont pas leur place que les moyens de les exprimer. Elle est arrivée à la vraie lucidité sur elle-même, à cette connaissance précise de ses propres limites qui conduit le père à la qualifier de femme "honnête". Elle est la seule capable d’accomplir quelque chose qui soit conforme à la philosophie d’Ozu : le détachement tempéré par la sympathie, une charité et une compassion modérées par une perception lucide des imperfections de chacun. Elle a souffert d’un deuil, elle s’est trouvée face à la réalité de la mort, elle a même appris à regretter les retours tardifs de son mari après ses nuits de bamboche. Elle est l’unique personnage qui semble voir la vie en perspective, tous les autres membres de la famille étant étroitement engoncés dans la routine quotidienne, les banalités domestiques, les mesquines préoccupations financières. Il est d’ailleurs significatif que l’étreinte qu’elle échange avec Tomi soit le seul contact physique de tout le film.


Expérience de pure contemplation dont l’une après l’autre chaque image est nécessaire, Voyage à Tokyo a le dépouillement d’une partita de Bach. Il ne peut pleinement se comprendre qu’à l’intérieur de son enracinement culturel : le bouddhisme zen, ce mode d’appréhension du réel qui ne cherche pas à comprendre, qualifier ou classifier les choses mais à les mettre toutes à égalité, au niveau de la simple existence brute, et à les inscrire dans l’harmonie profonde de leur évidence. Pas de monde meilleur qui soit fantasmé, pas d’apocalypse appelée à la rescousse : c’est l’essence même de la vie qui est cherchée ici, contre les créateurs d’optimisme artificiel qui la trafiquent. Ainsi s’explique le cadre fixe, lieu libre de toute interprétation personnelle, forme nue et vide absolu qui happe le spectateur, appelé à le combler comme le lecteur d’un haïku développe son propre poème dans sa tête. Tout est suggestion, approche implicite, calme absolu. Il y a dans la démarche de l’artiste une candeur qui n’est pas de la naïveté, une insistance qui n’est pas de la lourdeur, une pénétration qui n’est pas de l’impudeur. L’œuvre porte la générosité d’une histoire poignante mais exceptionnellement chaleureuse : celle d’un amour entre deux êtres qui le gardent fermement au fond de leur cœur et qui, lorsque le rejet en douceur de leurs enfants a été éprouvé, retournent sans amertume à leur foyer, en cachant leur désillusion. Alors ils attendront paisiblement la mort dans le silence de la nature, non sans avoir décidé de laisser une trace tangible derrière eux. Parce que le style affirmé du réalisateur est la forme vivante du ressenti, parce que son apparente et fausse sécheresse sécrète une implication profonde, c’est un admirable frémissement qui parcourt cette peinture du quotidien à travers laquelle se manifestent les lois les plus essentielles de notre nature. Ainsi l’unique travelling du film longe un monument couvert d’épitaphes et montre le vieux couple assis devant lui comme des vagabonds avec leur petit baluchon. Juste après, alors qu’ils font face à la mer, Tomi éprouve de la peine à se relever sur la digue. Par ces procédés d’une absolue discrétion, l’artiste suggère le commencement de la fin, l’effacement dans la lumière intérieure qui embrase l’eau, la paix intérieure. Ce sont ces brefs moments d’illumination qui rendent le monde clos d’Ozu aussi précieux. Le temps s’est arrêté — mais il était si beau.


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Thaddeus

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