Et voilà, Baldur's Gate 3 fini, après une "petite" centaine d'heures de jeu. Au vu des tartines que tout le monde a rédigé sur le jeu (moi y compris), cette critique ne sera pas tant un vrai test qu'un "service après-vente de test" où je reviendrai sur des points que j'estime importants et qui ont été plus ou moins passés sous silence dans les différents articles que j'ai pu lire un peu partout. Pour, au final, baisser la note d'un point par rapport à mon premier avis rédigé aux 2/3 de la progression. Explications dans le gros pavé qui suit.
Baldur's Gate, donc : si ce nom évoque plein de souvenirs merveilleux à la plupart des joueurs un minimum âgés ou barbus, il ne fait que raviver chez moi le souvenir douloureux d'innombrables tentatives de découverte sur le tard de Donjons & Dragons, un ruleset pour lequel je n'éprouve strictement aucune attirance. Ce dernier, tout comme Pathfinder, fait pour moi partie des licences qui sont parfaitement adaptées pour du jeu de rôles sur table, en fournissant un package "clés en main" permettant de cadrer les parties et d'aider les maîtres de jeu dans la conception de leurs aventures ; mais c'est son utilisation pour le jeu vidéo qui n'a, je pense, plus vraiment de sens. Il y a vingt, trente ans, quand l'histoire du CRPG restait à écrire et que les développeurs en défrichaient les possibilités, Donjons & Dragons faisait office d'assistant créatif bienvenu en offrant à n'importe quel développeur de concevoir sa propre aventure sans s'encombrer des étapes complexes de conception de règles et d'univers : tout était là, l'histoire, le lore, le système de combats, il suffisait de se servir. En étant un peu mauvaise langue, je dirais que Donjons & Dragons est aujourd'hui au CRPG ce que RPG Maker est au JRPG : un outil pour qui n'a pas envie de se prendre la tête. Autant dire qu'à l'annonce de Baldur's Gate 3 par Larian, j'étais non seulement sceptique, mais aussi franchement déçu qu'un studio dont j'apprécie autant le travail décide de mettre de côté son univers maison, pourtant si riche et intéressant, au profit d'une licence usée jusqu'à la corde.
Car pour moi, désolé, mais D&D est usé. S'il y a bien une chose que les bons RPG de ces dernières années nous ont appris, c'est déjà que les univers originaux sont devenus essentiels. De l'uchronie européenne de Disco Elysium au steampunk de The Outer Worlds en passant par la reconstitution historique d'un Kingdom Come : Deliverance, l'originalité est devenue un facteur essentiel après de trop longues décennies de ronronnement. Larian lui-même, dans toute sa distinguée belgitude, met depuis toujours un point d'honneur à insuffler de la nouveauté dans le paysage sclérosé des univers fantasy à travers la mythologie à la fois complexe et aérienne des Divinity, qui aime tordre le cou au sérieux de la concurrence par de nombreux et agréables traits d'humour... humour qui a lui-même plus que jamais droit de cité dans le genre, et dont la licence Donjons & Dragons est scrupuleusement dépourvue. Bref, là où les modèles contemporains du genre nous stimulent avec des mondes originaux, des scénarios épiques et amusants, des règles uniques et parfois agréablement neuves, Wizards of the Coast n'a en comparaison à offrir avec D&D qu'un setting fantasy générique, excessivement sérieux, bourré de clichés ambulants... et dont le plus grand défaut reste encore de traîner derrière lui, tel le boulet d'un condamné, un système de jeu giga-claquos que mon arrière-arrière-grand-mère elle-même, au retour d'une journée de travail à la mine et attablée devant une soupe de lard à l'oignon cru, qualifia un beau matin de janvier 1840 d'"un peu austère, quand même, je préfère faire un bridge".
Laissez-moi donc ici résumer ce qui rend le système de Donjons & Dragons complètement inepte voire illégal pour une exploitation en jeu vidéo : les jets de dés. Dans D&D, les jets de dés sont utilisés pour tout, tout le temps. Une attaque à faire porter ? Jet de dés. Un phénomène magique à détecter ? Jet de dés. Une tentative de persuasion ? Jet de dés. Un interrupteur caché à découvrir ? Jet de dés. Un piège au sol à dévoiler ? Jet de dés. Un chien à caresser ? Jet de dés. Un PNJ dont on souhaite simplement lire l'expression sur le visage ? Jet de dés. A l'origine, cette particularité permettait de faire dévier le cours des parties sur table pour stimuler l'imagination des joueurs et ouvrir l'aventure à des possibles entièrement nouveaux, en demandant par exemple au maître de jeu de composer avec les conséquences dévastatrices d'un échec critique sur telle ou telle compétence pour réécrire en direct la suite de l'aventure. Mais contrairement à une partie de jeu de rôles sur tables, un CRPG reste une mécanique rigide qui ne supporte les déviations que jusqu'à un certain point. Pour schématiser grossièrement l'équivalent de D&D en jeu vidéo, mettons qu'une quête offre 3 ou 4 issues possibles : contrairement à un RPG classique, ce n'est pas votre seul choix qui va déterminer laquelle vous déverrouillerez, mais plus prosaïquement la façon dont les dés vous appuieront, ou non, dans vos tentatives. Un déraillement à un instant critique et c'est donc toute votre feuille de route mentale qui partira en fumée, vous obligeant à vous rabattre sur une issue parfois radicalement différente, laquelle, c'est très important de le préciser, ne sera pas forcément une issue logique, mais une issue simplement prévue bon gré, mal gré par le jeu ; et ce, non pas parce que vous avez fait un choix en toute âme et conscience, mais parce que le jeu a décidé qu'en fait, la vie était belle dans ses hasards et qu'après tout, vous pouvez bien vous ramasser cet échec critique en pleine gueule, ça vous fera les pieds.
Ce point pourra sembler mineur à beaucoup, et les fans hardcore de D&D argueront que le joueur garde une visibilité ses chances de succès à tout instant. En un sens, c'est vrai, y compris dans Baldur's Gate 3 qui est conscient de cette particularité et prend soin d'informer le joueur pour la moindre action, en lui laissant toujours un accès clair et explicite à la formule de calcul qui présidera à ses chances de succès. Donc c'est vrai, indéniablement. Et pourtant, c'est aussi complètement faux, car ces fameux jets de dés nous emportent dans ce véritable tourbillon de rires et d'émerveillement qu'est le monde des probabilités. Un monde fait d'abstractions mathématiques sur lequel le réel n'a malheureusement aucune prise, connu par exemple des joueurs de XCOM et leurs tirs qui échouent trois fois de suite à bout portant : oubliez tout ce que vous croyiez savoir, les dés joueront toujours contre vous. Toujours. C'est la base. Votre personnage le mieux préparé échouera régulièrement sur l'action la plus simple. Votre barbare tapera à côté. Votre barde jouera une fausse note. Votre charme se heurtera à un mur de pierre. Votre nain stoïque tombera de la falaise. Votre démineur se fera exploser sa bombe au visage. Votre armoire à glace ravalera sa tentative d'intimidation face à un gnome haut comme trois pommes à la voix fluette. Et votre partie partira en sucette. Sans arrêt. C'est garanti. C'est comme ça. C'est la loi des probabilités.
Et selon moi, ce n'est pas la seule raison pour laquelle la licence Donjons & Dragons est contre-productive d'un point de vue purement mécanique. Autre souci en effet, bien qu'il soit cette fois davantage imputable à sa prise en main par Larian que par ses règles intrinsèques : les classes ne sont pas du tout équilibrées entre elles. Ce n'est pas un scoop de dire ça, Larian a toujours eu du mal à mettre à égalité les règles complexes de ses jeux, y compris dans leurs versions Definitive qui gardent aujourd'hui encore quelques scories d'un léger trop plein d'ambition. Dans Baldur's Gate 3 cependant, les soucis d'équilibrage sont amplifiés par les difficultés de Larian à complètement assumer la licence Donjons & Dragons. En gros, j'ai la nette impression que les développeurs ont allègrement pensé le jeu comme un D:OS 3 en lui appliquant une skin D&D, au risque de négliger certaines des spécificités de la licence concernant les lanceurs de sorts en particulier : magicien, clerc, druide, paladin... Dans un jeu de rôles sur table, ceux-ci sont utiles en exploration et en combat, et les joueurs passent du temps à choisir leurs spécialités à cause du très large éventail de possibilités que de telles classes impliquent. Mais dans Baldur's Gate 3, comme dans beaucoup de CRPG, une large majorité des sorts n'a strictement aucune utilité exclusive et presque aucun d'entre eux n'est amené à être employé en-dehors des combats. Avec les nombreuses classes qui y sont associées, pourtant prépondérantes, je pense donc que personne ne peut être content : ni les connaisseurs, qui seront frustrés de ne rien pouvoir faire de leurs sorts pendant l'exploration ou les dialogues, ni les novices, qui vont se prendre la tête inutilement à la création de perso et aux montées de niveaux pour des résultats dérisoires au mieux, handicapants au pire quand ils se rendront compte avoir un perso aussi amoureusement façonné que totalement claqué au sol pendant les dialogues, l'exploration et même, potentiellement, les combats. A mon sens, la meilleure façon de profiter de Baldur's Gate 3 est donc de jouer un personnage spécialisé en force brute ou en roublardise, et de rameuter avec soi un maximum de compagnons de ces mêmes styles : on accède plus facilement au contenu du jeu au sens large, on s'amuse plus, et on passe moins de temps dans les écrans de création et montée de niveau à transpirer sur une liste de sorts interminable et avare en bénéfices.
Pour continuer dans le même style de reproches partiellement liés à D&D, la progression des personnages est trop rapide. En jouant à Baldur's Gate 3, on comprend facilement une partie de ce qui a pu attirer Larian dans ce ruleset : le système de montée de niveau fonctionne presque de la même façon dans D&D que dans les Divinity, leur permettant ainsi d'adapter une bonne portion de leur propre formule à peu de frais. Dans les Divinity en effet, le niveau maximum de nos personnages se situe autour de la vingtaine. Dans D&D, c'est le niveau 12 (et ne me demandez pas pourquoi, c'est comme ça). Malgré l'écart apparent, la différence reste frappante si on met ces chiffres avec la concurrence au sens large, et le résultat final est très logiquement que Baldur's Gate 3 partage avec les D:OS le même concept de "niveau d'or", où un seul niveau de différence avec l'ennemi peut décider d'une victoire ou d'une défaite. En principe, j'adhère complètement à cette philosophie de jeu, qui permet d'ajouter une composante de backtracking très intéressante dans l'exploration et demande de bien retourner les maps, surtout à bas niveau (ça s'appelle aussi la "hobo phase", et pour le coup, BG 3 comme les D:OS la réalisent brillamment). Sauf qu'il y a un hic, et un gros, dans Baldur's Gate 3 : on y atteint le niveau maximum aux 2/3 de la progression environ. Autrement dit, on passe une bonne trentaine d'heures de jeu (sinon plus) avec nos persos au niveau max, sans aucune possibilité de progresser autre que de looter de meilleurs équipements. Déjà, cet état de fait trahit à mon avis le fait que Baldur's Gate 3 ait été réellement pensé dans sa conception comme un Original Sin 3 (avec le système de ce dernier, les personnages auraient en effet atteint le niveau maximum pile à la fin de l'aventure : coïncidence ? je ne pense pas). Et puis, c'est surtout juste pénible de devoir jouer aussi longtemps avec des persos "bloqués" dans leur montée en puissance : l'envie de progresser disparaît quand même un peu, même si la fin du jeu amène aussi à conclure d'importantes quêtes secondaires avec d'excellents équipements à la clé. C'est d'autant plus dommage que ce cap est atteint au début de l'acte 3, qui constitue la meilleure partie du jeu et se voit presque trivialisé par l'excès de puissance de nos personnages.
Car même si ça n'aurait pas forcément dû être corrélé, il se trouve que le jeu devient aussi trop facile à ce même stade de la progression en mode de difficulté standard. Nos personnages débordent alors en effet de capacités et d'équipements surpuissants face à des adversaires qui, même à niveau égal, peinent à faire le poids (surtout si notre groupe a l'initiative, auquel cas, bye bye les méchants). C'est la faute sans doute au niveau max atteint trop tôt donc, mais aussi sans doute en partie à une IA qui a ses mauvais moments même quand elle dépasse elle-même le niveau 12 (cela arrive), avec ses classiques phases suicidaires made in Larian (ennemis qui agissent connement, qui n'agissent pas du tout ou qui slaloment sans raison entre nos personnages en collectionnant leurs attaques d'opportunité), et en autre partie à la "gentillesse" des développeurs qui ont apparemment forcé les probas d'échec critique dans les rangs adverses (ce qui trahit à mon sens une forme de désamour pas complètement assumé face à la formule même, mais c'est une autre histoire que j'aborde plus bas). Ce manque de résistance du jeu dans son dernier tiers m'a d'autant plus étonné que Larian a toujours été impitoyable en matière de difficulté : le studio avait même augmenté d'un cran la difficulté entre D:OS 1 et 2, ce dernier restant d'assez loin leur jeu le plus difficile sans pour autant être injuste. Pour Baldur's Gate 3, le fait de se retrouver avec un end game fastoche m'a donc franchement surpris et me fait conseiller à tout familier du studio de jouer directement dans le mode de difficulté le plus élevé : je ne sais pas s'il est vraiment réussi, mais à tout prendre, mieux vaut sans doute le tenter plutôt que de terminer sa partie en pilote automatique.
Pourtant, dans l'ensemble, Baldur's Gate 3 est bel et bien Divinity Original Sin 3 avec une fausse moustache. Même si ce n'est pas évident au premier coup d'œil, le jeu se révèle au fur et à mesure de la progression comme un pur "produit Divinity". A l'exception du ruleset Donjons & Dragons, tous les éléments de la série font leur retour : outre les points susnommés comme le concept de niveau d'or, on retrouve aussi les combats tactiques en tour-par-tour (une entorse volontaire par rapport au gameplay des anciens Baldur's Gate), légèreté de l'écriture, quest design au long cours, interface et schémas de contrôle identiques... Et en tant que suite officieuse, puisque c'est vraiment ce que le jeu est, on remarque l'apport d'améliorations logiques et satisfaisantes, comme un cadrage des dialogues à hauteur de personnage, des PNJ beaucoup plus riches et expressifs, une chouette caméra qu'on peut graduellement régler entre "simili-troisième personne" et isométrique, et un gros boulot sur les compagnons et leurs arcs narratifs. Les seuls ingrédients mécaniques qui "manquent" par rapport à D:OS 2 sont finalement le jeu avec les éléments d'une part, mais ce dernier se voit remplacé (avec plus ou moins de bonheur) par un jeu avec les spécificités des règles D&D qui inclut partiellement ce système ; et le système de "points de source", néanmoins lui aussi partiellement repris à travers la mécanique de repos obligatoire propre au système D&D.
Et si Baldur's Gate 3 est Divinity : Original Sin 3, c'est aussi parce qu'il récupère clairement les faiblesses historiques de la série, en bonne partie si ce n'est en totalité. Et ça fait un petit paquet. Je les acceptais sur les Divinity : Original Sin, lesquels appelaient dans leur nature même une certaine tolérance aux imperfections de forme. Sur Baldur's Gate 3 en revanche, je trouve que la pilule passe plus difficilement, en raison de l'ambition affichée du projet et de l'expertise accumulée par le studio jusqu'ici. Tout d'abord, le quest design cahote. Il est globalement réussi, globalement prenant, mais loin d'être parfait. Les conséquences de certains choix sont totalement imprévisibles voire absolument pas logiques : c'est en partie dû à la forte imbrication d'enjeux, en partie aussi malheureusement à certains écrans de fumée narratifs qui font croire à la possibilité d'un libre-arbitre quand le scénario est en réalité très tracé et s'autorisera régulièrement des pirouettes foireuses pour vous nier la réalisation de tel ou tel projet qui avait du sens dans votre esprit, qui était même susurré par le récit et/ou le level design, mais qui se heurte concrètement à l'arborescence préconçue d'un quest design plus rigide que ce qu'il veut bien laisser paraître. Il est difficile de critiquer précisément ce point sans s'engouffrer dans un tunnel de spoil, donc pour faire simple, la liberté de choix n'est pas si grande que ce que le jeu (et les tests) vendent : il demeure malgré tout, dans l'ossature scénaristique même du jeu, une large part d'arbitraire qui existait déjà sur les D:OS, mais rendu plus frustrante par le miroir de possibilités tendu par un quest design un peu menteur. Attendez-vous à des déceptions, à des conclusions qui ne vont pas du tout dans le sens de vos choix passés, à des retournements de situation qui contredisent le roleplay de votre groupe, ou juste à de bons gros bugs, rares mais bien violents et toujours pas corrigés près de 2 mois après la sortie. En relation avec le quest design, le journal de quêtes est très perfectible et regorge d'entrées qui sont soit en retard, soit en avance sur votre propre progression, avec à la clé de gros divulgâchages involontaires ; une partie de ces problèmes sera corrigée par des patchs, une autre partie restera malheureusement intrinsèquement et pour toujours liée au deep design du jeu.
Une autre "cagade" made in Larian est la division du jeu en actes. C'était déjà le cas dans les Original Sin, mais clairement pas de façon si agaçante en raison d'un plus grand enchevêtrement des enjeux entre d'un chapitre à l'autre dans Baldur's Gate 3, qui a tendance à rendre parano tant on se perd dans des contraintes un peu gratuites. Concrètement, les actes du jeu ne sont pas là parce qu'ils ont du sens dans la progression ; ils sont là parce que Larian avait besoin (ça se comprend) de ventiler le développement de leur jeu le plus ambitieux à ce jour par tronçons séparés, dans des équipes différentes capables de paralléliser le travail. Ainsi, Baldur's Gate 3 n'est pas tant un jeu de rôles que 3 jeux de rôles qui se suivent à la queue leu leu. La fin de chaque acte marque le début d'un autre, et les zones, quêtes et personnages liés à l'acte précédent précédent deviennent inaccessibles quand vous en changez, ce qui veut dire que toute quête laissée en suspens sera irrémédiablement échouée, et tout marchand ou PNJ, perdu de vue à jamais sauf si le scénario impose son retour (ce qui, heureusement, est souvent le cas, mais quand même). Evidemment, la structure scénaristique reste une et indivisible, et vos choix vous poursuivent d'un acte sur l'autre ; néanmoins, je vous garantis que vous tirerez une gueule de six pieds de long quand, à l'arrivée dans l'iconique Porte de Baldur (acte 3), les lieux visités précédemment deviendront subitement inaccessibles, comme ça, parce qu'après tout pourquoi pas. Les conséquences sont colossales, étant donné qu'une large partie du contenu secondaire disponible dans un acte se base sur vos actions passées dans les actes qui précèdent. Un message a bien l'obligeance de vous prévenir de finir vos affaires en cours avant de vous engouffrer dans un nouveau chapitre, mais ça n'enlève rien à l'insondable bêtise de ce choix en termes purement conceptuels, les développeurs ayant poussé le vice jusqu'à n'apporter aucune raison scénaristique à ce verrouillage (notez, ça n'aurait pas aidé, mais quand même). Je pense que, de toutes les imperfections de Baldur's Gate 3, c'est vraiment le défaut qui m'énerve le plus car il donne presque l'impression de changer de jeu 2 fois dans l'aventure, mettant à mal les sentiments de liberté et de progression pourtant fondamentaux pour le genre tout en fermant des options aux joueurs qui n'ont pas réalisé certaines actions, souvent soit anodines, soit opaques. Sans aller jusqu'à prôner l'open world pour tous les RPG, le morcèlement d'un RPG par chapitres mutuellement exclusifs est vraiment une erreur de débutant que je ne souhaite plus jamais revoir. C'est dit.
C'est dit, parce qu'il y a donc une autre approximation de conception made in Larian qui contribue à rendre ce découpage encore plus énervant : les conditions d'accomplissement des quêtes. Encore une fois, on touche à un souci habituel du studio, qui a du mal à rendre facilement décryptables des informations pourtant essentielles. Pour ainsi dire, il est quasiment obligatoire de s'équiper d'une soluce si on veut être sûr de ne pas verrouiller bêtement l'avancée dans l'une ou l'autre quête, car bien souvent, le journal ne renseigne vraiment pas assez clairement sur ce que l'on peut faire pour progresser. Il est fréquent qu'une quête ne puisse être résolue avant d'atteindre un point scripté du scénario, pour une raison totalement arbitraire. Il est tout aussi fréquent qu'une quête finisse marquée comme échouée si on ne l'a pas menée à bien avant de faire une autre action sans aucun rapport évident, pour une raison tout aussi arbitraire. C'est sans doute le prix à payer pour profiter d'une réelle densité de contenu, mais je ne peux quand même pas m'empêcher de penser que ce côté scripté et un peu gratuit, qui poursuit le studio comme une ombre depuis 20 ans, est vraiment l'un des problèmes que Larian doit corriger en priorité pour l'avenir s'il compte augmenter son ambition. J'ai personnellement choisi de recourir assez massivement à des guides, ayant remarqué très tôt ce problème de transparence, et j'ai bien fait : si j'avais fait confiance à ma propre intuition, je serais passé à côté des 2/3 du contenu secondaire et notamment des quêtes de compagnons, lesquelles, pour déboucher sur leurs conclusions réelles, demandent de réaliser des actions bizarres dans un ordre parfois aussi strict qu'improbable, et, pour tout dire, parfois complètement illogiques d'un point de vue mécanique ou scénaristique. Ce problème est directement lié au journal, toujours assez lacunaire et approximatif, mais aussi à la conception même d'une grande partie des énigmes du jeu, qui ressemblent beaucoup au style D:OS mais sont cette fois beaucoup plus nombreuses et souvent centrales. Grosso modo, ça tient pour moi du miracle de réussir à conclure une bonne partie du contenu secondaire en s'en tenant à l'information in-game : énormément d'énigmes ne sont même pas déclarées comme telles, un tas d'actions sont à réaliser dans un mode "JRPG vieille école" prodigieusement énervant ("appuyer sur ce bouton avant de parler à bidule sinon machin vous agressera", "ramasser ce truc idiot avant de rentrer dans la zone tartempion sinon vous ne pourrez pas accéder à ce choix six heures plus tard"), et l'ensemble fleure bon un manque de finition qui commence à faire tache. C'est parfois tellement criant que je doute qu'une version Definitive réussisse à gommer la totalité des soucis relatifs à ce contenu secondaire.
C'est pourtant ici que je vais commencer à parler des points positifs, puisque Larian a en fait, de manière générale et dans Baldur's Gate 3 en particulier, de l'intelligence à revendre. Donc oui, Donjons & Dragons en jeu vidéo est un scandale ambulant, et Baldur's Gate 3 un enfoiré de jeu de save scummer où le hasard est roi et le chargement rapide, la meilleure solution dans 90% des cas. Oui, c'est à mon sens complètement idiot d'avoir, ne serait-ce qu'un temps, abandonné le style des Divinity : Original Sin (pourtant arrivé à parfaite maturité sur DOS 2) et régresser à ce point en termes de game design pour retourner dans la grotte humide aux odeurs de rance des Wizards of the Coast électroniques. Et oui, le studio doit urgemment progresser sur ses tares historiques, qui deviennent critiques quand il décide d'accorder une certaine primauté à la narration comme c'est le cas avec Baldur's Gate 3. Mais oui aussi, Larian reste malgré tout un studio de spécialistes aguerris du RPG au sens large, et cela se sent. Un exploit Ô combien notable compte tenu de la rigidité du matériau source et de ses manquements habituels, donc. Passés par la 3D et l'isométrique, par le temps réel et le tour-par-tour, les développeurs ont expérimenté à peu près tout ce que le genre moderne pouvait offrir, et ont injecté dans Baldur's Gate 3 des choix de conception pleins de sens et de raison, qui témoignent sincèrement de leur expertise au long cours. Pour un peu, j'aurais presque l'impression que les concepteurs du jeu sont des haters de Donjons & Dragons qui ont décidé de se limiter à respecter la licence d'un point de vue strictement contractuel, pour autrement piocher dans leur expérience et leur idée de ce qui constitue un "bon" RPG histoire de donner de la vie et de l'attrait à un ruleset qui, en jeu vidéo, semble de leur propre aveu sentir la naphtaline.
Premier compliment : Baldur's Gate 3 témoigne d'un réel souci d'ouverture aux nouveaux venus. En dépit de toutes les horreurs conceptuelles que se trimballe D&D et dont je n'ai fait qu'effleurer l'immensité malgré tous les pavés de texte ci-dessus, un joueur néophyte pourra sans trop galérer rentrer dans la partie, comprendre les enjeux généraux des jets de dés, être assez rapidement en mesure de faire des choix de développement de personnage pertinents (à condition donc d'éviter certaines classes) et jouer correctement en combat. Ici, le jeu met une grosse branlée à d'autres tentatives récentes comme Solasta : Crown of the Magister, qui faisait pourtant déjà certains efforts. On doit en partie cette relative simplicité de prise en main à la cinquième édition de Donjons & Dragons sur laquelle le jeu se base (tout comme Solasta), mais c'est sans doute en majorité l'expertise de Larian qui fait ici la différence. Le visuel des dés qui roulent, la présentation des modificateurs lors des choix cruciaux, le rangement très clair des compétences dans une barre d'actions bien pensée (et agréablement modulaire) malgré leur nombre parfois terrifiant... les développeurs ont réussi tout ça, jusqu'au triptyque "action/action bonus/sort" qui s'intègre rapidement et naturellement (des exigences aussi cryptiques que "je peux sauter et pousser en plus de taper, mais soit l'un, soit l'autre, et seulement s'il me reste du mouvement" sont présentées visuellement dans l'interface, de telle manière qu'elles sont presque immédiatement évidentes).
Deuxième compliment : Baldur's Gate 3 récupère tout le système de combat des Divinity, level design varié et tour-par-tour inclus. C'est idiot, mais jusqu'ici, les jeux Donjons & Dragons avaient plutôt tendance à faire le choix du temps réel pausable dans des arènes un peu falotes. Fort de son expérience dans le tactical, Larian a fait le choix de faire reposer ses combats sur le squelette des Divinity : Original Sin, et à l'évidence, le choix est payant. Tout comme les DOS, Baldur's Gate 3 est assez largement orienté baston, et la diplomatie ne sera bien souvent qu'un moyen de retarder d'inévitables affrontements, qui sont en réalité au coeur de l'expérience. Et là encore tout comme les DOS, une véritable approche tactique est privilégiée (pendant les 2 premiers tiers du jeu en mode normal donc, mais c'est toujours ça), où le joueur doit prendre en compte l'emplacement des alliés et des ennemis, les configurations très variées du terrain (qui propose généralement une verticalité appréciable) et les compétences souvent uniques des adversaires, lesquels auront ici la capacité d'appeler des renforts, plus loin celle d'immobiliser nos héros, ailleurs encore de se téléporter en exigeant de mettre sur pied une équipe très mobile... Les configurations sont en effet nombreuses et largement renouvelées. Fidèle à sa propre tradition, Larian organise en réalité le jeu en une succession experte d'affrontements où il s'agit de prendre en compte les reliefs et de se constituer des équipes suffisamment polyvalentes pour faire face à des menaces souvent spécifiques. Et c'est en fait très plaisant, car c'est essentiellement pendant les combats que les défauts inhérents au ruleset de D&D ont tendance à se faire les plus discrets et le plaisir de jeu, à être le plus proche d'un tactical RPG de la trempe d'un DOS. Je regretterai que dans l'ensemble, les combats sont quand même un peu moins intéressants que ceux d'Original Sin 2, mais pas de quoi crier au scandale non plus.
Troisième compliment : Baldur's Gate 3 demeure, en dépit de tout, bien écrit dans sa globalité. Comme dit plus haut, cette qualité scénaristique a certes plusieurs coûts, dont celui de ne pas laisser le joueur pleinement maître de ses choix car de nombreux retournements de situation imprévisibles jalonnent l'aventure, au risque de frustrer quand ce que l'histoire faisait miroiter comme récompense se transforme en piège ou quand certains enjeux sont évacués au profit de nouveaux en apparence moins stimulants, notamment lors des changements d'actes. Mais, tout bien considéré, ça passe, car l'ensemble reste prenant. On ne le dit pas assez, Larian est capable d'écrire d'excellentes histoires, et chacun de ses jeux jouit d'un scénario riche et intéressant qui ne demande qu'à être effeuillé derrière sa proverbiale légèreté de façade. Et non content d'avoir brillament esquivé l'excès de sérieux généralement propre aux univers Donjons & Dragons (la tonalité générale du jeu est extrêmement proche, en ratio sérieux/légèreté, des Divinity canoniques), les scénaristes et quest designers sont aussi parvenus à maintenir un vrai cap en dressant des enjeux aussi motivants qu'ils sont capables de se renouveler. Certaines transitions sont peut-être un peu forcées, l'arrivée de nouveaux objectifs se fait parfois avec plus de brutalité que nécessaire, mais dans l'ensemble, Baldur's Gate 3 réussit à proposer une chouette intrigue. C'est d'autant plus appréciable que les premières heures de jeu m'ont franchement inquiété, en particulier au niveau de l'introduction des compagnons qui manquait cruellement de subtilité : le long cours permet finalement à ces derniers de s'épanouir en tant que personnages, et la cohabitation entre quête principale et quêtes annexes se fait de façon assez harmonieuse pour qu'on soit toujours poussé par un vrai moteur scénaristique. C'est du bon travail, au point que j'en suis presque ici à tolérer le macaron Donjons et Dragons ; sans doute aussi parce que Baldur's Gate 3 ressemble finalement beaucoup, dans sa structure scénaristique, au délicat enchaînement que Larian composa déjà dans les années 2010 avec le champêtre Divinity II et sa remarquable extension urbaine Flames of Vengeance. Et puisqu'il faut toujours parler d'une version française quand elle est réussie, je tiens à tirer mon chapeau aux traducteurs qui signent de loin la meilleure VF d'un jeu Larian au démarrage, faisant jeu à peu près égal avec celle d'un Pillars of Eternity II.
Quatrième compliment : Baldur's Gate 3 est d'une qualité relativement constante jusqu'au bout, malgré sa durée de vie gonflée par rapport aux D:OS. Larian a définitivement tiré parti du fait qu'il partait d'un univers et de règles pré-établies : ainsi débarrassé d'un certain travail préparatoire d'écriture et de conception, le studio a choisi non pas d'économiser le boulot, mais de déporter ces efforts sur l'amplitude de l'aventure. Quelque part, il n'y avait qu'eux pour raisonner de la sorte. Et tant mieux : le jeu est ainsi extrêmement généreux en contenu, avec beaucoup de lieux immenses et interconnectés à visiter, des quêtes principales comme secondaires qui n'hésitent pas à faire durer le plaisir, des personnages et enjeux qui semblaient enterrés pour réapparaître quand on s'y attend le moins... Ce n'est donc pas totalement un compliment non plus compte tenu des reproches mentionnés plus haut, mais tout bien considéré, le boulot reste appréciable et j'ai particulièrement été séduit par la qualité constante du world design et la densité de contenu. Même l'acte 3, plutôt actuellement décrié et en dépit de sa particularité d'intervenir au moment où notre groupe a atteint sa puissance maximale, est pour moi une réussite : prenant place dans l'iconique ville éponyme, c'est à la fois la séquence la plus longue, la plus complexe, la plus dense et la plus satisfaisante en matière de dénouements narratifs (à condition donc d'avoir rincé les actes précédents). Encore une fois, le parallèle avec Divinity II et son extension Flames of Vengeance me semble très parlant, dans la mesure où cet acte marque une certaine rupture avec les chapitres précédents tout en démultipliant brusquement les enjeux dans un cadre urbain extrêmement bien designé, qui fait beaucoup penser à la ville d'Aleroth de ladite extension.
Cinquième et dernier compliment, enfin : Baldur's Gate 3 est beau. Techniquement, le jeu est un peu la "Mass-effectisation" de Divinity : Original Sin. Cela tient essentiellement à un point : les dialogues ne sont plus uniquement textuels et vus de dessus, mais entièrement doublés et mis en scène par des cadrages dynamiques à hauteur de personnage, lesquels ont tous été motion-capturés. En dépit de l'étrangeté d'y observer notre personnage entièrement muet (c'est beaucoup plus frappant dans une mise en scène cinématographique qu'en vue top-down classique à la Divinity), l'effet est plutôt saisissant de s'adresser à des personnages vivants et tangibles, bien modélisés et animés, dont on lit sur le visage les émotions. Cela a beau être la norme dans d'autres genres, le CRPG se tenait plutôt à distance de ce genre d'artifice ; et Larian vient prouver tout le bénéfice que peut apporter une telle mise en scène. Il reste bien des moments de flottement bizarres, des séquences où on se dit qu'on aimerait bien zapper un dialogue ou abréger une pause un peu gênante entre deux répliques, mais dans l'ensemble, Baldur's Gate 3 est beau avant tout dans les personnages qu'il montre, qui ont l'air d'exister physiquement. Ce détail est pour beaucoup dans l'immersion du joueur au sein de l'univers. Les décors, bien sûr, ne sont pas en reste, ils sont même incroyablement vastes, détaillés et travaillés d'un point de vue artistique comme ludique ; mais ils sont moins surprenants dans la mesure où Larian avait déjà prouvé son savoir-faire en la matière.
En définitive, est-ce que Baldur's Gate 3 est un bon jeu ? Oui, il est même sans doute à la limite d'être excellent, et la note finale que je lui attribue est probablement un peu radine. Mais ce qui me chagrine avec ce jeu, malgré ses innombrables qualités et son standing globalement très élevé, est qu'il n'a pas été complètement soigné d'un point de vue conceptuel. Comme beaucoup de jeux Larian, c'est un jeu dont la release a été un peu fraîchement démoulée d'une part, et dont le degré de finition d'un grand nombre de mécaniques (ou d'éléments de narration) laisse à désirer d'autre part ; non pas parce que Larian a rechigné à la tâche, mais plutôt parce que ce studio n'arrive pas à corriger ses faiblesses canoniques, qui finissent par prendre trop de place dans un jeu à l'ambition si élevée. Et la licence Donjons & Dragons n'arrange rien, bien au contraire, quand Baldur's Gate 3 décide d'ajouter aux petits retards historiques du studio les problèmes intrinsèques de ce ruleset capricieux. Le morcèlement excessif et arbitraire de la narration, le niveau de défi inégal, la limite de progression des personnages trop vite atteinte et les errances d'un quest design cryptique par manque d'informations et/ou de finitions sont tantôt des problèmes habituels du studio, tantôt de nouveaux défauts introduits par l'abandon de son univers maison, qui ont tendance à s'accumuler au fil des heures pour diluer l'amusement. Baldur's Gate 3 bénéficiera à coup sûr d'une version Definitive ou Enhanced, qui corrigera une partie de ces problèmes, mais sûrement pas tous. Est-ce une raison pour bouder son plaisir ? Peut-être pas, mais le retarder au minimum, le temps que le gros des problèmes soit vaguement réparé, me semble être un meilleur choix que de se jeter la tête la première dans un demi chef-d'oeuvre.