Consommer du jeu vidéo AAA en 2016, c'est devenu presque comme faire ses courses ou aller voter : un choix. Le choix de la marque, des ingrédients, de la provenance face à une offre à la fois illimitée mais paradoxalement homogène, qui nous oblige de plus en plus à chercher la nouveauté, même minime – ou, ici, l'ancienneté. Hitman 2016, à ce titre, c'est un peu l'opération Légumes moches de Square Enix. Un coup de com' difforme mais, en même temps, vaguement porteur de bonnes intentions. La perspective de manger bio, de retrouver la saveur naturelle et sans additif d'un Hitman du terroir comme on en faisait il y a dix ans. Le jeu est donc livré en épisodes, une première pour un titre d'un tel standing (excluons poliment les Telltale, jusqu'ici davantage étiquetés indé) : ainsi, pour tenter la folie de ce business model malodorant, Square Enix a attendu que les joueurs soient mis le couteau sous la gorge. Un message qui dit en substance : "Cette année vous avez le choix, acheter le même open world générique que l'an dernier avec les mêmes missions et le même gameplay que l'an dernier vendu en un seul bloc, ou bien acheter notre nouveau jeu qui est très différent mais vendu en kit." Malgré tout le mal qu'on peut penser de cette façon de vendre, force est de constater que s'il faut se farcir un gros jeu cette année, autant laisser sa chance à celui-ci : on peut en acheter le quart pour le quart du prix (pas d'arnaque), et en échange on a, au moins, l'espoir de jouer à quelque chose d'original.
Que la série Hitman, terriblement malmenée avec Absolution, reprenne le droit chemin dans un paysage de plus en plus sclérosé par des gameplays uniformisés et des meurtres de licences jadis étincelantes, malgré toute la com' de Square et les "nous vons avons compris" ronronnants de l'équipe de développement, cela restait largement à prouver. Pourtant, Hitman cuvée 2016 est bel et bien retour à la formule originale. Et plus encore : comme on va le voir plus bas, les développeurs ont même corrigé les quelques errements de design de l'épisode 2006, ont adapté le tout à une consommation épisodique en valorisant intelligemment la replay-value, mise en avant par des défis, secrets, systèmes de score et upgrades religieusement axés sur l'infiltration. En tant que vieux briscard de la série, on pourra en général être particulièrement impressionné par le dosage extrêmement fin et précis qui a été fait entre les anciennes mécaniques (période Blood Money ou avant) et les nouvelles (période Absolution) : au niveau de l'efficacité des déguisements, des comportements de l'IA face à ceux-ci, de la palette de mouvements de 47, les développeurs ont trouvé une nouvelle recette à la fois très claire, très cohérente et fertile en possibilités. A l'arrivée, le gameplay est celui de Blood Money qu'on aurait légèrement corrigé pour le rendre plus crédible sans dénaturer ni l'esprit, ni le plaisir de jeu. Ce qui est une performance notable.
Et, bonheur : Hitman est de nouveau un jeu unique. Un jeu d'infiltration où l'on est plongé au cœur d'un monde vivant et malade. Il retrouve d'abord cette extraordinaire particularité qui faisait de Blood Money un titre à la puissance conceptuelle quasi-philosophique : c'est un jeu qui célèbre avant tout la vie, qui en détaille la vérité grouillante, qui en reproduit le chaos et l'inaltérable flux temporel. Encore une fois, la mort n'a d'impact que si la vie a une valeur, si on peut la sentir, la toucher, s'y fondre complètement au point d'en partager les vibrations : cela, les développeurs l'ont compris. Impossible d'oublier cette séquence fulgurante de Blood Money où l'on se retrouvait mêlé à la foule en plein carnaval, nageant dans une marée humaine au milieu des cris et des vivats, parfaitement seul, illégitime, et pourtant irrigué, galvanisé par l'énergie des gens, des slogans, des cris. Hitman 2016, dans ses premiers niveaux, est à l'image de celui-ci : c'est de nouveau un cœur qui bat, une maquette autonome, une mécanique de précision qu'on vient pour gripper, pour prendre en défaut. La surpuissance du concept est encore une fois assurée par le moteur maison, qui gère les foules comme aucun autre, capable de faire tourner à l'écran et sans sourciller un attroupement de 200 personnes, ici réunies autour de la piste d'un défilé de mode ou au bas des marches d'un palais en partageant verres de vin et petits fours. Se mouvoir dans cette foule, c'est déjà, quelque part, comprendre qu'on va être face à un grand jeu.
C'est pourtant le gameplay et le level design qui vont réellement venir en garantir la qualité et faire pardonner son format épisodique. Les trois niveaux de l'introduction (deux niveaux tuto assez courts et un grand niveau histoire) ne laissent planer aucun doute : c'est du solide, simplement. D'une part, on sent que les développeurs ont réellement pris à bras le corps les problèmes d'Absolution ; d'autre part, on sent qu'ils ont, en parallèle, bossé sur comment rendre le jeu plus accessible sans pour autant faire la nique aux fans de la première heure. En découle un concept révisé, ajusté, d'une intelligence profonde, qui opère de façon surprenante un grand écart aussi gracieux qu'acrobatique entre tradition et modernité. Non linéarité des niveaux, solutions multiples et variablement visibles, appels du pied à l'expérimentation partout et tout le temps, invitations à prendre un risque, à tester quelque chose, à relancer la mission pour tenter une combinaison de choix de progression qui permette d'atteindre sa cible de façon plus discrète ou plus inventive... Non seulement le niveau parisien est tout à fait digne d'un excellent niveau de Blood Money, mais même les tutoriels sont extrêmement chiadés, inventifs, libres, faisant miroiter dès l'introduction une pure expérience. Mention vraiment spéciale au level design, qui s'organise horizontalement et verticalement avec un naturel et une virtuosité déconcertants. Seule l'IA pèche parfois, mais elle a été largement améliorée depuis Blood Money et ne constitue donc pas vraiment un frein à l'amusement ; surtout, difficile de tenir rigueur aux développeurs des quelques errements que l'on peut remarquer ici et là, tant la tâche était infiniment complexe de régir le comportement de tous ces personnages qui papillonnent en permanence à l'écran en suivant leurs routines respectives. L'IA est à vrai dire l'un des points forts du jeu si l'on considère le cadre et le gameplay. Lequel, globalement, dénote un vrai souci de polissage : le level design est brillant, il y a plein de petits mystères bizarres, de zones reculées dont on ne saisit pas tout de suite l'utilité, c'est à force de repérages et de tentatives infructueuses qu'on finit par imaginer la meilleure solution à ce qui ressemble de nouveau à un puzzle – on réfléchit, on observe, on suit, on farfouille. Pour chaque contrat, les deux principaux niveaux regorgent de possibilités plus ou moins contextuelles. Le système d'"opportunités", qui permet de tracer au radar les possibilités de réussir le contrat en fonction des événements qu'on observe (conversations, documents), est là pour faire plaisir aux nouveaux : en l'activant, on est précisément guidé, en le désactivant, on retrouve intacte, et même presque plus hardcore, l'expérience Blood Money où il fallait faire preuve de patience et de jugeote pour détecter où frapper et à quel instant.
Par son format épisodique, ce Hitman demande de se farcir encore et encore le même niveau. Ici, le bât peut blesser. Là encore pourtant, les développeurs ont vraiment assuré sur la replay value en mettant en place des dizaines d'à-côtés qui s'inspirent légèrement de la façon actuelle de consommer un jeu AAA, à savoir la collection, ici de « façons de tuer » qui déverrouillent des sortes de succès listés dans un compendium. Surtout, ils ont ajouté de nouveaux modes de jeu annexes qui demandent de supprimer des cibles alternatives. C'est tout simplement une idée en or. A condition d'accepter l'accord tacite de se détacher de la trame scénaristique (de toute façon volontairement maigre), ce sont de nombreux défis ardus et motivants qui attendent le joueur. Ces défis permettent aux développeurs de « rentabiliser » le level design démiurgique pour ne pas le limiter à une seule mission ; aux joueurs, d'en découvrir progressivement les nombreuses facettes et approches possibles. Le niveau parisien est livré avec trois modes : le mode Scénario qui est la mission normale (équivalente d'une mission de Blood Money), un mode Cible aléatoire qui change régulièrement, et un mode Escalade qui est en fait une succession de missions additionnant les contraintes tout en interdisant toute sauvegarde. L'idée est non seulement très bonne, elle est aussi très bien mise en œuvre et sera une destination de choix à l'attention des joueurs hardcore. On prend un vrai plaisir à découvrir le niveau sous un angle différent. Enfin, les niveaux pullulent de défis qui peuvent être désactivés dans le HUD et qui, une fois remplis, font monter une sorte de jauge d'expérience une fois le niveau terminé ; ainsi, il est possible de « maîtriser » le niveau parisien de plus en plus afin de déverrouiller des caches d'armes et des emplacements de départ qui pourront eux-mêmes être employés pour se faciliter la tâche en mode Escalade. C'est vraiment très bien fait et surtout ça a l'élégance d'être beaucoup plus raccord avec le concept Hitman que ce que proposait Blood Money en équivalent, à savoir le système d'amélioration d'armes.
Enfin, quand bien même on trouverait des défauts gênants à cet Hitman, il faut admettre une chose à l'arrivée : on a le choix, donc, entre défendre ce jeu et montrer à Square Enix qu'on veut jouer à autre chose que des copies de copies façon Tomb Raider ou Just Cause (par ailleurs médiocres cette année, pour y avoir longuement joué), ou le critiquer et confirmer que les gros éditeurs ont raison de nous proposer encore et encore les mêmes jeux consensuels et répétitifs. Hitman est brillamment conçu, brillamment produit. Il fourmille d'idées intelligentes, témoigne d'une vraie réflexion en amont, a l'humilité et la clairvoyance de réellement retourner aux origines de la série. On n'est pas sûr que la suite du jeu soit à la hauteur, on n'est pas sûr non plus que Square ait raison de produire ce jeu en épisodique alors qu'il n'hésite pas à côté à lâcher des millions dans un Rise of the Tomb Raider insipide et idiot au possible. Mais on peut voir en cette expérimentation un peu mutante l'occasion de montrer qu'on veut jouer à quelque chose de différent, qu'on a envie que les développeurs explorent de nouvelles directions, même si, ici, il s'agit plutôt d'un retour aux sources. Quand on regarde dans le rétroviseur, quand on voit la honte Absolution et qu'on compare avec cet épisode, on se dit qu'Io Interactive a abattu un boulot colossal, on sent une vraie remise en question, une envie, une totale détermination à refaire de bons jeux. De plus, tout épisodique qu'il soit, le jeu témoigne d'un niveau de finition tout à fait admirable sur PC, la jouabilité est propre, l'optimisation très bonne (le jeu semble plus beau et moins gourmand qu'Absolution) et de façon générale la qualité de production en impose vraiment, surtout pour un titre aussi fondamentalement différent du reste de la production actuelle. En 2016, consommez responsable : soutenez les gros jeux qui font du neuf, et qui le font bien.
MAJ après la sortie de la version complète : Le jeu complet confirme le bon départ pris par l'introduction avec des missions toutes travaillées, ouvertes, riches en possibilités tactiques et retrouvant l'esprit des Hitman originaux. Au final, malgré un niveau moins inspiré que les autres (le Colorado), il s'agit à mes yeux du meilleur Hitman jamais fait. Le suivi exemplaire des développeurs, la myriade de défis annexes et les diverses améliorations de performances achèvent d'en faire un titre incontournable.