La ligne éclaire
https://www.youtube.com/watch?v=NwlWL1legEQ Inside, l'histoire d'une fuite. Celle d'un garçon sans visage, une anomalie colorée dans un monde monochrome. Dès le départ, dès cette naissance, expulsée...
le 6 sept. 2016
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« Limbo », c’était en 2010. Et d’une certaine manière, ce jeu était une petite révolution en soi. Produit d’une manière assez iconoclaste pour son époque (certains considèrent même ce titre comme le véritable précurseur du jeu « indé »), « Limbo » détonnait aussi par sa forme et son genre. Retour au platformer 2D. Remobilisation et réinvention de la culture du « die and retry ». Choix esthétique d’un noir et blanc épuré en total contrepied des conventions de son temps. Ah ça oui : en 2010, « Limbo » était une vraie petite révolution… Et si je précise tout cela avant de vous parler de cet « Inside » c’est parce qu’il est bien difficile de jouer à ce dernier titre des studios « Playdead » sans repenser à « Limbo ». Les points communs sont tellement flagrants que, comme beaucoup, je ne peux m’empêcher de voir cet « Inside » comme une sorte de « Limbo 2.0 ».
Un petit garçon seul au milieu de nulle part. Le silence. Une atmosphère lugubre. Et la nécessité d’avancer sur un chemin qui se révèle vite semeur de mort(s)… Voilà comment « Inside » se présente dès sa première minute de jeu. Et voilà aussi comment « Limbo » s’était présenté à nous huit ans plus tôt. Même mécanique de jeu. Même souci de l’épure et du glauque. Même logique d’apprentissage progressif du gameplay sans tuto. C’est direct et efficace, et ça ne surprendra pas du tout ceux qui, comme moi, sont passés par la case « Limbo »… « Que du bon » pourrait-on se dire. Et pourtant, moi, cette entrée en matière, elle ne m’a pas rassurée du tout. « Limbo » c’était en 2010. Depuis des platformers 2D et autres atmosphères atypiques dans le jeu vidéo, j’en ai vu des plâtrées. Et moi je ne voulais pas rejouer à un simple « Limbo ». Si « Limbo » m’avait justement plu à l’époque, c’était parce qu’il avait su me surprendre. Personnellement, je n’avais pas besoin d’un deuxième « Limbo ». Rejouer au premier me suffit largement (ce que j’ai d’ailleurs fait récemment.) Il fallait donc, pour que cet « Inside » me plaise, qu’il sache aller au-delà de la simple mise à jour de son prédécesseur. Or, à bien y réfléchir maintenant que je l’ai fini, je trouve que c’est un petit peu à ça qu’il se réduit et pourtant – surprise – ce fut largement suffisant pour me transporter une nouvelle fois.
Alors j’ai conscience que je ne vais pas mettre tout le monde d’accord en affirmant que « Inside » n’est pour moi qu’une simple mise à jour de « Limbo ». Seulement, de mon point de vue, bien qu’incroyablement séduisant et bien ficelé pour son époque, le premier jeu de « Playdead » était loin d’être irréprochable. Enigmes parfois tordues. Pics de difficultés mal gérés. Développement de l’univers trop irrégulier et surtout une fin trop abrupte qui m’avait donné un certain sentiment d’inachevé… Le simple fait de chercher à corriger tout cela, c’est déjà produire un jeu différent. Et pour moi, « Inside » c’est ça : un jeu qui est certes pensé comme « Limbo », mais qui a tellement repensé le concept pour l’optimiser qu’au final c’est un jeu différent, avec une proposition vidéo-ludique presque réinventée.
Première claque que m’a foutu cet « Inside » : la cohérence de sa narration. Gameplay et découverte de l’histoire sont remarquablement liés. On découvre les enjeux de la partie en même temps qu’on découvre les enjeux de l’intrigue. C’est pendant qu’on découvre tout le principe de courses, sauts et dissimulations qu’on découvre l’ennemi, sa nature et son caractère impitoyable. Et à chaque fois qu’une nouvelle subtilité du gameplay nous est révélée, c’est toujours en lien avec une nouvelle subtilité de cet univers. Et le jeu a beau être court, la richesse de ce qui nous est donné à voir, comprendre et faire est assez incroyable.
Sur cet aspect là, « Inside » balaye d’un sublimissime revers de la main les quelques reproches que je pouvais faire à son aîné « Limbo ». Pas de problème de rythme ni de pic de difficulté. Le renouvellement est permanent. L’univers est de plus en plus creusé, subtil et intrigant. Et pour le coup, ce que j’ai tout particulièrement apprécié, c’est qu’on sent où on se trouve dans le parcours proposé. La montée en tension est assez extraordinaire et rend l’approche du climax final bien palpable. Mieux encore, elle nous attire de manière presque irrésistible. Sur ce seul aspect là, ce jeu est juste un remarquable chef d’œuvre de narration environnementale. Dire autant en ne parlant jamais et en n’expliquant que par le gamedesign astucieux des niveaux, c’est tout simplement brillant. Ç’en est à tel point que je n’en trouve pas d’autre mot. « Brillant ». Vraiment…
Cette seule claque aurait pu suffire à me faire grimper au plafond. Mais il a fallu qu’à cette première claque s’y associe une deuxième : l’atmosphère. « Limbo » s’était déjà posé là en termes d’épure et de climat glauque et ambivalent. Eh bien « Inside » parvient non seulement à renouveler cette étrange mélange à la fois noir et à la fois magique ; cynique mais tendre ; cru mais délicat ; mais en plus il parvient à le faire dans un cadre différent disposant lui aussi d’une identité visuelle et sonore très marquée. Ce personnage, ces couleurs, cette musique, ne sont pas sans rappeler le « Another World » d’Eric Chahi qui était lui-même un « die and retry » très exigeant. Je ne peux pas m’empêcher non plus d’y voir une teinte de Spielberg dans la forme : entre la menace des hommes en camionnettes et lampes de poche qui fait penser à « E.T. » d’un côté et de l’autre ce personnage au t-shirt rouge qui parcourt des camps aux couleurs blafardes ne sont pas sans rappeler « La Liste de Schindler ». Non mais franchement : un mélange entre « E.T. » et « La liste de Schindler », ça ne met pas l’eau à la bouche une pareille description ? Non ?
En tout cas, l’épreuve est courte mais elle est riche. Riche d’épreuves. Riche de sens. Et puis ce coup-ci on ne pourra pas reprocher aux gars et aux nanas de « Playdead » de nous laisser sur une fin précipitée et anecdotique. Au contraire. Là en termes de conclusion frappante à base de climax explosif et de métadiscours puissant, ce jeu, il se pose clairement là.
Et pourtant… Pourtant je n’arrive toujours pas à mettre une note de 10/10 à ce jeu, pas plus que je n’étais parvenu à le faire pour son prédécesseur « Limbo ». Pourquoi ? Sur quoi chipoter après un tel discours dithyrambique ? Eh bah justement, c’est tout le problème de ces jeux qui poussent les curseurs très loin. C’est tellement travaillé et tellement ciselé que la moindre imperfection n’en tranche que d’autant plus. Et c’est bête à dire mais il y a quand-même quelques effets de manches qui ne sont clairement pas cohérents avec le reste et qui m’ont parfois sorti du trip. Certes, ce ne fut pas violent, et ce n’est pas arrivé souvent. Mais bon, sur une expérience d’environ quatre heures de jeu, c’est beaucoup trop pour ne pas être perceptible.
Certes, tout ce que je vais vous dire relève du détail. Mais pour moi ce sont ces petits détails qui m’ont empêché de finir le jeu avec la mâchoire totalement décrochée. C’est tout bête, mais quand tu poses des codes de narration ou une logique dans ton histoire, tu ne peux pas rompre avec eux quand ça t’arrange. Or moi j’ai repéré trois éléments assez problématiques dans la logique ludo-narrative de ce jeu face auxquels j’ai du mal à passer outre.
Premier problème (qui est aussi le plus anecdotique) :
Pourquoi la dernière créature aquatique nous sauve de la noyade et nous refile en bonus un pouvoir supplémentaire alors que toutes les autres cherchaient à nous tuer ? Pourquoi ? Déjà je trouve que ça fait un peu « deus ex machina » dans le déroulement de l’intrigue. Un truc du genre « Allez ! Le joueur ne peut pas savoir que maintenant il faut se laisser choper par la petite fille donc on va le forcer à se faire chopper là comme ça le scénario pourra continuer à avancer. » D’une part, moi, je trouve ça un peu facile narrativement parlant. Ça rompt avec les codes que le jeu vient de te transmettre ce que je trouve toujours perturbant dans un jeu. Mais d’autre part, je trouve en plus que ce choix n’est pas du tout gratifiant pour le joueur. Nous qui avons appris depuis le début à développer nos compétences de survies à force d’essais et d’expériences, là on récupère une capacité supplémentaire qui n’est pas de notre fait. Moi je trouve ça frustrant dans la logique ludo-narrative des choses…
Deuxième problème (plus conséquent celui là) :
Que cherche à nous dire ce jeu avec sa conclusion ? Pour le coup, contrairement à « Limbo », on ne pourra pas reprocher à ce jeu d’avoir réfléchi une vraie fin qui a du sens. Au contraire, on a même là un vrai propos très « méta » avec cette conclusion. Alors qu’on avait gagné en pouvoir et qu’on était en train de renverser le système, voilà qu’à la fin, on se retrouve échoué en pleine forêt, au bord de la mer, avec le même petit rayon de soleil que celui qu’on voyait dans l’une des maquettes du centre d’expérience… Du coup – d’accord – on a compris le message : l’émancipation n’était qu’une illusion. Depuis le départ, nous, joueurs, ne faisions qu’évoluer dans un cadre conditionné par les concepteurs. On pensait évoluer, gagner en compétence et s’émanciper, mais dans les faits, cette émancipation était guidée depuis le départ. En voulant se libérer, on n’a fait que reproduire ce qu’attendait le système (social / ludique) de nous. En somme, on est resté sous son contrôle depuis le départ. L’émancipation n’a été qu’une illusion. Si bien qu’au fond, pour vraiment penser notre émancipation, nous nous retrouvons contraint de nous questionner sur le système qui nous a conditionné pour penser et agir ainsi. Ça je ne dis pas : c’est brillant.
Allez… Allons même encore plus loin : cette fin est doublement brillante. Parce que si le sujet était le contrôle et l’émancipation, dans ce cas le parallèle fait avec cet univers de scientifiques qui cherchent à prendre le contrôle des masses est vachement intéressant. Parce qu’au fond, comment parvient-on à s’émanciper dans ce jeu ? Réponse : en prenant le contrôle d’autres individus. L’émancipation dans ce jeu passe par une forme d’oppression. Du coup les valeurs deviennent confuses. Comme le héros cherche à s’émanciper et qu’il est notre avatar, on ne regarde que son émancipation sans prendre en considération tous ceux qu’on soumet pour le bien de cette cause. D’ailleurs, à de nombreux moments, le jeu nous pousse à molester ces pauvres masses inertes qui sont à notre service. La première fois on grimace pour eux, en se disant que ce n’est pas très sympa de notre part, puis on comprend qu’on ne pourra pas avancer sans le faire. Alors on le fait. On se plie au système et on se convainc que finalement, ces gens ne sont pas si humains que ça. Ainsi, la différence entre l’avatar et le système qui l’exploite se dissout. Nous devenons tout aussi illégitimes à vouloir notre émancipation que le système que nous combattons devient légitime à mener des expériences sur nous. Ah il n’y a pas à dire – oui – cette fin est doublement brillante… Sauf que…
Bah le problème c’est que tout ne rentre pas dans cette grille de lecture ! Si toute l’expérience est sous contrôle depuis le début, comment expliquer ces scènes où tout le staff est surpris de ce qui se passe dans la grande sphère où se trouve le gros tas de chair qu’on va incarner ? Si tout est calculé, si le but c’est qu’on atteigne ce tas de chair avant de finir échoué au bord de l’eau au milieu de la forêt, alors dans ce cas ce gros tas de chair n’a rien de surprenant ! Il fait partie de l’expérience ! Et si d’un côté je comprends que le jeu ait eu recours à cette mise en scène pour capter notre intérêt à un moment donné, le problème c’est que la fin vient totalement la contredire ! Et du coup, ce qui me dérange dans ce jeu, c’est que j’ai l’impression que les petits gars de chez « Playdead » ont fait fi de ça ; qu’ils se sont dits qu’ils avaient là deux scènes fortes et qu’ils entendaient les préserver même si elles se contredisaient l’une l’autre. Je comprends le choix, mais pour le coup je le trouve regrettable. Si un jeu cherche à nous faire réfléchir sur son sens profond (ce qui est génial), il faut par contre qu’il s’assure que tous les éléments qu’il fournit pour mener ce questionnement tiennent la route.
Enfin, dernier problème (anecdotique, mais révélateur de ce qui manque au fond à ce jeu pour être un pur chef d’œuvre.)
Si métaphore il y a depuis de départ, pourquoi alors ne pas y avoir intégré les morts multiples qu’impliquent le « die and retry » ? Bah oui… Quitte à questionner le rapport du joueur à son environnement de jeu, autant y intégrer l’élément fondamental qui est au cœur du gameplay ! La mort fait partie de la structure du jeu ! Quel dommage que le scénario n’ai pas pris en compte ce que cette mort signifiait dans la diégèse du jeu ! Il aurait juste suffi d’un moment où on passe dans une salle où on voit chacune de nos morts filmées, ou bien tout simplement intégrer une animation montrant la résurrection du personnage à chaque échec ! Bref quelque chose qui intègre la mort comme un élément de l’expérimentation des scientifiques sur notre avatar ! Un détail, je sais. Mais un détail qui, pour moi, dit quelque chose du degré de réflexion des équipes de « Playdead » qui, à mon sens, a été insuffisant. Je ne dis pas qu’ils n’ont pas poussé loin le degré de réflexion. Mais au regard du niveau de peaufinage de tous les autres aspects, je regrette juste que cet aspect-là ne soit pas au diapason du reste.
Alors oui – je l’entends – tout ce que je viens d’évoquer dans ces quelques paragraphes de spoilers peut sembler bien dérisoire comme reproche au regard de la pluie d’éloges que je fais à l’égard de cet « Inside ». Vous pourriez même carrément vous dire, arrivé à la conclusion de cette critique, que je cherche juste la petite bête afin de ne pas lui mettre 10/10. Et sur ce point, j’avoue que j’entendrai clairement ce reproche. D’ailleurs, dans un premier temps, j’avais carrément attribué la note suprême à ce jeu, m’asseyant sur ces quelques défauts. Seulement voilà, avec le recul j’ai eu envie de maintenir cette très légère petite pointe d’aigreur. Parce qu’au fond, cette aigreur elle dit tout de mon rapport à ce jeu.
Je le trouve tellement puissant et pertinent cet « Inside », à la fois dans ce qu’il fait et dans ce qu’il est que je ne peux pas considérer les quelques scories qui l’accompagnent comme n’étant que purement anecdotiques. « Inside » sans ces quelques défauts aurait été un tel monument dans l’Histoire du jeu vidéo que ç’en devient rageant de se dire qu’il ne touche cet idéal que du doigt. Mais bon, d’un autre côté, le simple fait qu’il soit parvenu à toucher cet idéal du doigt n’est-il pas déjà en soi quelque chose de monumental ? Personnellement, je le penserais presque. Mais bon, si ça se trouve, pendant que je vous parle, les studios « Playdead » sont peut-être déjà en train de développer le « Inside 2.0 » qui mettra tout le monde d’accord dans quelques années. Alors attendons et – peut-être – un jour, nous en reparlerons…
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Créée
le 22 avr. 2019
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