Les plus belles choses ont une fin ; pour Myst ce sont les géniteurs eux-mêmes de la saga qui se sont chargés d'y mettre un terme. Il valait sans doute mieux ça qu'autre chose : au hasard, laisser s'y coller Ubisoft qui avec son beau mais vain "Revelations" avait surtout contribué à enfoncer la série dans une sorte de délire onirico-hollywoodien qu'on aurait pu croire impossible à rattraper. Myst à l'origine n'est ni Ubisoft, ni feu Presto, c'est bien Cyan ; et Cyan n'est pas une marque, c'est même plus qu'un studio, c'est une griffe unique qui a façonné le jeu d'aventure moderne. Myst et Riven sont nobles avant tout parce qu'ils ont de l'intelligence : celle de faire confiance au joueur, de lui laisser les clés des lieux sans lui imposer de visite guidée. On découvre leurs mondes comme des livres d'images renfermant un sens aussi simple que fort. On est à la fois dans les thématiques du divertissement (j'interagis, j'expérimente) et de l'apprentissage (j'apprends, je grandis), l'énigme à résoudre fait partie intégrante de l'histoire qu'elle fait avancer au moment de sa résolution. La principale astuce, c'est de comprendre quand, précisément, l'énigme est résolue : a-t-on fait ce qu'il fallait ? Cela ne peut se savoir qu'à la condition d'avoir étudié, longuement, et pas seulement le puzzle, mais le monde entier, la compréhension d'une coutume, d'une famille, ou dans les moments les plus forts de la série, d'une langue, que Cyan dissémine par petits hiéroglyphes énigmatiques au fil de ses propres épisodes. Myst le premier a réussi à faire parler un monde vidé de ses habitants. Riven lui a emboîté le pas en agrandissant le tout à l'échelle d'un univers entier, une sorte de délire hégémonique dont on ressortait avec la sensation de connaître une nouvelle culture. Uru fut ambitieux aussi, et passionnant à bien des égards, pourtant la vue à la troisième personne et la narration cette fois entièrement diluée derrière la mécanique a rendu le jeu difficile d'accès et naturellement moins marquant.
Myst V revient aux sources. Contrairement à Uru, la narration n'est plus mise en plan ; comme lui pourtant la 3D se remet au service du gameplay (et de l'immersion) par une gestion de la perspective, de l'espace ici décuplée en puissance par l'usage retrouvé de la première personne. Sans surprise on retrouve quelque chose qui manquait aux épisodes de la série développés en externe : ce mystère, cette sensation d'être dans un autre espace-temps, ici littéral (on entre et on sort des mondes par le biais de ce qui ressemble à de grosses bulles de savon !). On perd cependant l'aspect encyclopédique de Riven pour revenir à quelque chose de plus simple, de plus essentiel, qui fait à vrai dire penser à... Myst I. Tout dans l'esprit du jeu ramène aux débuts de la série, qu'ils s'agisse des âges parfaitement indépendants les uns des autres, de la topographie des lieux, de cette belle alternance entre bâtisses façonnées par l'homme et milieux naturels confinant à une SF bien barge. Barge, Myst V l'est : entre ses décors "bigger than life" sublimés par l'apport de la 3D temps réel et l'OST de Tim Larkin qui dans ses meilleurs moments fout un délicieux vertige, le jeu ramène son concept à une certaine pureté originelle. Il y a quelque chose de vraiment essentiel, une petite hésitation qui prend aux tripes, le même bourdonnement qui battait aux tempes pendant le premier épisode, lorsqu'en tâtonnant on comprenait que derrière le puzzle se terrait une drôle d'histoire qu'on n'était pas sûr de vouloir comprendre. Dans Myst V les âges sont petits mais denses ; derrière chaque mécanisme se terre un secret dont la gravité est proportionnelle à l'intervention de l'homme - comprendre que plus l'Age possède de traces d'humanité, plus la vérité sera dure à avaler. On n'y rencontre toujours pas grand-monde, tout au plus des personnages désormais passés en full 3D dont l'animation très naturelle n'est par ailleurs pas sans donner quelques frissons. Dans ces espaces on devine souvent à demi-mot un drame, finement mis en lumière par les mécaniques des puzzles.
La gestion de l'espace en 3D n'a quant à elle pas à angoisser les puristes ; au contraire, elle est brillamment gérée, donnant au pire un avantage intéressant lors de la résolution des énigmes, au mieux la sensation d'être projeté dans l'infini pur et simple lors de séquences d'un onirisme si fort qu'on n'est probablement pas près de s'en remettre. S'il fallait faire un classement des meilleurs Ages de la série, tous épisodes confondus, Todelmer et son ciel brillant de milles étoiles y figurerait en bonne place. A lui seul, ce petit bout de chef d'oeuvre propulse le joueur au firmament, tant littéralement que métaphoriquement, pour le laisser quelque part au milieu d'un champ d'astéroïdes qu'auparavant il ne faisait qu'observer de la terre ferme. C'est un instant à la fois totalement magique et rationnel, un émerveillement fugitif qui donne l'impression d'avoir touché du doigt une nouvelle manière de vivre un jeu d'aventure. Ce sont peut-être ces quelques heures de délire cosmique que l'on retiendra de Myst V comme de Rand Miller, le plus scientifique des poètes, le plus lunaire des mathématiciens, qui l'air de rien nous fait voyager vers des planètes inconnues. Merci aux mondes de Cyan.
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