En français, Obduction est un titre doublement approprié. D'abord dans son sens original, dérivé de l'anglais « abduction » (« rapt ») dont on a remplacé la première lettre par un caractère circulaire qui prend tout son sens dans l'univers du jeu. Ensuite parce qu'une abduction, dans notre langue, est un terme de psychologie cognitive qui désigne le résultat obtenu en supprimant les solutions improbables d'un problème donné. Et les solutions improbables vous tenteront souvent dans ce jeu, qui reprend trait pour trait le système d'apprentissage par l'expérimentation de la série Myst, en en renouvelant toutefois suffisamment les enjeux, et surtout les règles, pour pleinement justifier son existence hors du cadre de la série et généralement dans celui, certes peu concurrentiel, du jeu d'aventure/réflexion moderne. Dans Obduction, le O n'est pas innocent : il désigne le cercle, élément central de l'expérience, de retour sur le devant de la scène après avoir tenu l'un des rôles principaux d'un autre gros jeu de réflexion récent, The Witness. Mais là où Jonathan Blow créait un jeu misant sur l'épure extrême du gameplay, Rand Miller choisit un traitement plus fidèle à sa propre école, mettant le système au service de l'histoire, et vice-versa. Une conception beaucoup plus romanesque du jeu d'aventure, qui n'en sacrifie pas pour autant l'aspect réflexion, ici toujours central, aigü, exigeant.
Obduction, c'est donc l'histoire d'un rapt, le vôtre, dans un monde en O (en rond) où s'exercent des règles physiques, spatiales et langagières à la fois très proches et très éloignées du monde réel, lequel se rappellera à votre bon souvenir par le biais d'autres ronds, à la présence volontairement incongrue : ici un pavillon de banlieue, là un échangeur ferroviaire, plus loin une cabine téléphonique ou une chambre d'enfant. Obduction vous téléporte d'entrée dans une petite portion d'Arizona hors du temps et de l'espace. Un grand rond de désert rocailleux, de mines et de maisons en bois, figé sous un dôme lui aussi parfaitement rond, emprisonné au milieu d'un univers apparemment extraterrestre qui vous toise de ses hautes murailles mauves et organiques. Dans cet étrange micmac spatio-temporel, des indices, des objets, des journaux témoignant de l'histoire des lieux et du drame qui s'y joue ; et puis, d'autres ronds, encore des ronds, toujours des ronds, dont vous allez apprendre à vous servir pour naviguer entre différents mondes, différentes civilisations, et percer à jour le mystère qui vous entoure. Rand Miller a pensé son jeu comme un successeur spirituel à la série Myst, dont il reprend l'idée centrale de mondes interconnectés, partageant une histoire commune faites de luttes de pouvoirs intestines et de secrets inavouables. C'est en découvrant, en expérimentant, en réussissant des énigmes à la difficulté croissante que le joueur mettra peu à peu au jour une histoire dont il découvrira être l'un des acteurs centraux, dont il sera le sauveur providentiel ou, au contraire, le destructeur, selon les quelques choix qui lui seront discrètement laissés.
Ce qui frappe dans ce jeu, c'est la recherche d'un univers dense et foisonnant où prend place une intrigue romanesque et pleine de rebondissements, sans qu'on n'y voie presque rien de vivant. De la même manière que Myst, le joueur évolue dans un univers a priori déserté, où subsistent des traces de vie sous forme de mécanismes complexes, mais où les êtres demeurent introuvables. Comme dans Myst, on les aperçoit dans des livres ; comme dans Myst V, on les aperçoit dans des hologrammes vidéo ; comme dans Riven, on les aperçoit, rarement, en vrai, en incrustation vidéo, à quelques instants clé de l'histoire. C'est un peu kitsch et moche, mais cela fait partie de l'identité de la série, à laquelle il s'agit ici de rendre hommage. Le scénario et sa façon d'être raconté renvoient également à l'univers Myst, où le joueur doit lui-même fournir l'effort de compréhension face à des coups de théâtre complexes et à l'éclairage progressif d'un univers extraordinairement riche et inhabituel.
Obduction peut se voir comme une sorte de jeu-monde, qui va jusqu'au bout de son incroyable idée de départ, qu'on apprend à découvrir et à comprendre, depuis des premiers pas totalement ignorants jusqu'à l'un des dénouements, émouvants et forts. L'histoire racontée est vraiment épique et très originale, là encore à condition d'être attentif à la progression, de tracer soi-même le trait d'union, pas toujours évident, entre le système (ce qu'on doit faire) et le scénario (pourquoi on le fait) : le jeu ne laisse que rarement la place au doute, demandant au joueur de se conformer à sa logique et à son histoire s'il veut réussir le moindre puzzle. L'exercice a beau être nettement plus facile que pour Riven, il n'en reste pas moins qu'un jeu d'aventure n'avait pas aussi fortement sollicité les neurones, n'avait pas demandé d'avoir une perception aussi fine d'un univers depuis bien longtemps. C'est le concept même d' « obduction » que le joueur doit intégrer, aussi évident paraisse-t-il : un système de transfert de mondes, d' « abduction » en portions circulaires qui s'imbriquent, qui s'échangent, s'ajoutent et se soustraient, comme constante d'un univers qui recèle pourtant aussi de sous-règles, d'éléments cognitifs, langagiers et scénaristiques qui densifient l'expérience au point de la rendre extrêmement compacte, essentielle, réfléchie dans les moindres détails – ou presque. Obduction accorde beaucoup d'importance à la logique spatiale, volontairement malmenée par rapport à la réalité, qui demande de grandes capacités de projection mentale, parfois si grandes, d'ailleurs, que seul un certain lâcher-prise permet d'avancer, l'hallucinante géographie de certains lieux renvoyant à un level design si finement pensé qu'il en devient parfois décourageant.
En dire plus sur l'histoire, en dire plus sur le gameplay, ce serait spoiler un jeu dont les différents compartiments communiquent étroitement, et dont la seule découverte, très progressive, minutieuse, constitue l'un des trésors de l'expérience. Derrière les innombrables machines, mécanismes, portes, chemins, il y a un scénario d'une force peu commune, qui gagne en intensité jusqu'à l'un des deux géniaux dénouements, lesquels, de la même façon que Myst, montrent à quel point les développeurs ont pensé leur jeu. Pas de doute, on retrouve Cyan et son boss Rand Miller, l'un des plus grands créateurs de mondes de l'histoire du jeu vidéo, dans cette histoire folle et ses nombreuses interdépendances avec le gameplay, qui prouvent que l'un et l'autre ont été pensés comme une seule entité indivisible. Alors oui, Obduction souffre de quelques scories qui montrent qu'il est bien plus difficile de réaliser de gros jeux d'aventure/réflexion en 2016 qu'en 1995 : un dévoilement des enjeux moins subtil que par le passé (le recours est parfois excessivement fait aux journaux écrits), une optimisation technique moyenne qui plombe l'un des puzzles les plus emmerdants de l'histoire, une jouabilité parfois bof, des bugs, une fin qui arrive un peu trop vite, et de manière générale une difficulté moins élevée qu'à la grande époque (forcément pourra-t-on dire, Riven restant l'un des jeux les plus durs de tous les temps). Le jeu montre également des similitudes pas très propres avec Uru (auquel heureusement personne n'a joué). Pourtant, Obduction a beau avoir ses petites paresses, ses errements, porter en lui les marques d'un développement obligatoirement difficile compte tenu de ses ambitions en cette époque hostile à l'originalité, il n'en reste pas moins un titre absolument unique, racé, qui réussit si bien à reprendre l'esprit Myst (l'un des contrats du Kickstarter), à solliciter les neurones du joueur de cette façon si typiquement Miller-esque, qu'il est difficile de lui tenir rigueur de ses problèmes de finition. Laissez-vous enlever, laissez-vous aller, laissez se refermer sur vous le pouvoir d'attraction, extraterrestre et intact, des nouveaux mondes de Cyan.