The Witness
7.6
The Witness

Jeu de Jonathan Blow et Thekla (2016PC)

Sans s'intéresser le moins du monde à Jonathan Blow, il faut reconnaître une chose en progressant (difficilement) dans The Witness : c'est un jeu rarissime. On ne peut espérer saisir l'étendue de son intelligence qu'en osant s'y investir pleinement, en lui accordant du temps. On ne peut en approcher le cœur qu'en acceptant l'échec, inévitable et récurrent. Le craquage est partie intégrante de l'expérience. Ce moment où on jette la manette par la fenêtre en jurant ses grands dieux qu'on ne remettra pas un pied dans cette foutue île. Ce ras-le-bol absolu qui revient à intervalles réguliers. Ce goût de reviens-y, pourtant, malgré soi, quand on finit par repartir, par se lancer de nouveau dans une exploration solitaire en quête d'un peu de sens dans toute cette désolation. The Witness fonctionne comme ça : accordez-lui votre curiosité, et dans un premier temps il va vous intriguer. Puis, il va vous amuser. Un peu. Il va vous énerver, beaucoup. Il va passer à la limite de vous rendre fou si vous continuez à vous acharner. Et puis, lentement, entre deux crises de nerfs, il vous fera toucher du doigt, si on peut dire, la vie. Ou un truc du genre. Une sorte d'illumination cosmique. Du genre violent. Le même genre d'illumination que provoquait la victoire dans Myst ou Riven en leur temps.


The Witness est, semble-t-il, un jeu à propos du savoir. Un jeu à propos de science, en général, et à propos des processus cognitifs qui permettent à l'homme de comprendre le monde. On y parle du fonctionnement de l'esprit, de sa capacité à raisonner pour acquérir des connaissances qui sont scientifiquement irréfutables et qui, pourtant, ont été acquises de façon autonome et libre. On y parle, aussi, et paradoxalement, de l'inconnu. En un sens, The Witness retrace un certain parcours de la civilisation, de la découverte de l'algèbre jusqu'à l'application des théorèmes les plus complexes. Un parcours de vie aussi, de l'éveil à la logique jusqu'à l'appropriation du monde. Un doute, surtout, en posant des milliers de questions qui restent en suspens, parfois éternellement, mais dont on apprend à repérer les indices menant vers leur résolution. Le jeu fonctionne sur les mêmes préceptes que Myst, qui, lui aussi, faisait progresser le joueur d'un état d'ignorance complète à une omniscience globale. Outre le cadre, c'est bien le système qui relie les deux jeux. Une pensée scientifique qui s'acquiert progressivement, qu'il faut considérer sous différents angles. l'un purement mathématique, l'autre plus subtil et engageant la vision personnelle des auteurs, avant Robyn et Rand Miller, aujourd'hui Jonathan Blow : une question de point de vue, au fond, sur la nature même du savoir et ce qui le rapproche paradoxalement d'une croyance ou d'une interprétation individuelle.


Myst, comme ses successeurs et plus particulièrement sa suite directe Riven, parlait déjà de savoir. C'était un jeu de réflexion qu'on ne pouvait vaincre qu'à force d'observation et de déduction. Riven, le plus jusqu'au-boutiste de la saga, demandait au joueur d'apprendre entièrement une langue. Cela commençait avec des chiffres, qu'il fallait découvrir à l'aide d'un boulier dans une salle de classe désaffectée. Cela continuait avec des petits hyéroglyphes énigmatiques, disposés un peu partout dans les différentes îles du jeu, qu'on apercevait par bribes, dont on était amené à comprendre qu'ils formaient un alphabet qu'il faudrait réemployer pour communiquer, dans un final éblouissant, avec des autochtones méfiants. Le jeu se concluait, après des dizaines d'heures d'énigmes retorses, par un simple acte de communication, un acte au fond d'une beauté bouleversante, qui gommait les antagonismes avec une extraordinaire simplicité et fermait une boucle de façon extrêmement sensible, humaine, comme si toute la quête du joueur qui avait précédé, si longue, si difficile, n'avait été qu'un préambule à une paix pourtant évidente. Dans chaque épisode de la série la question du savoir a toujours été autant froidement scientifique que chaleureusement humaine, le jeu ne déployant son algèbre que dans le but de permettre au joueur de s'en affranchir, de l'intégrer au point que les deux entités finissent par cohabiter en harmonie, le savoir n'étant au final que le langage, et le langage, un don individuel aux possibilités d'interprétation infinies – le même langage avec lequel on raconte des histoires, on écrit des livres, on comprend son prochain et on se fait comprendre...


De langage, il est aussi question dans The Witness. C'est même, en bien des points, le coeur du propos du jeu. L'image récurrente du labyrinthe, qui est la seule forme d'énigme de tout le jeu, est un alphabet vierge qu'on enrichit peu à peu des motifs rencontrés par hasard. Une grille qu'on apprend à lire au fur et à mesure d'expérimentations et de déductions. D'un point de vue strictement ludique, on touche ici à une épure extrême d'un précepte de design universel, le même procédé qui permet de comprendre, dans un Super Mario, qu'on peut sauter et qu'on peut courir, puis qu'on peut sauter plus loin quand on court. Jusqu'ici, rien de particulièrement génial – si ce n'est cette fidélité absolue avec laquelle le concepteur "colle" à la règle, ne s'en éloignant jamais d'un pas, l'étirant même à l'archi-maximum de ses possibilités jusqu'à donner à son jeu ce parfum d'unité si singulier qui le rend si spécial. C'est ici qu'est le génie : dans le fait que Jonathan Blow ait construit intégralement son jeu autour de cette idée d'apprentissage, sans aucun élément parasite. Cela confère à The Witness une solidité conceptuelle extraordinaire, quasi-irréelle. On apprend au fur et à mesure de la progression à saisir non seulement comment progresser, mais aussi ce que veut dire l'auteur, chaque élément étant d'importance égale. Jonathan Blow maîtrise à la perfection l'art de dire quelque chose, c'est tout bête mais ça fait une différence colossale à l'arrivée. Dans Braid, il cachait déjà un certain nombre d'easter eggs, complétait des principes de jeu clairs par des challenges extrêmement sophistiqués qui donnaient presque l'impression de transformer le concept original en une quête mystique et indécryptable (les étoiles cachées, le dénouement), ce qui faisait qu'il était à la fois simple de saisir le concept de base et impossible de comprendre clairement, avec certitude, où l'auteur voulait nous emmener, ouvrant la voie à de nombreuses interprétations. Ce sont ces interprétations qui, tout en étant théoriquement pourtant incompatibles avec l'idée de science, forment aussi le sel de The Witness : tenter de comprendre la vérité, d'en saisir les rouages (ici, ceux des puzzles comme ceux de l'île dans sa globalité) implique précisément de choisir d'où on veut percevoir les choses.


L'interprétation est un élément-clé, qui réussit miraculeusement à ne jamais contredire l'aspect irréfutable de la règle de chaque énigme. On lorgne ici un peu plus du côté de Myst V : End of Ages, qui utilisait la vue à la première personne en 3D pour jouer avec la perception et exiger du joueur un raisonnement à la fois fermé (se conformer à des règles précédemment acquises) et ouvert (remettre en question l'angle à partir duquel aborder le problème). Un élément de game design goguenard et passionnant, qui dit quelque chose de très fort sur la nature de l'expérience et donne lieu à d'absolus moments de bravoure ludique, le joueur étant alors obligé d'opérer sa réflexion dans une schizophrénie extrêmement troublante, de façon simultanément logique et personnelle, mathématique et expérimentale. Ce sont de petites idées d'apparence innocente, des jeux de perspectives, un regard à porter à partir d'un certain point de départ, une illustration on ne peut plus littérale de l'expression angle d'attaque qui obligent à une réflexion duelle et permanente. Chaque règle a beau être expliquée, les puzzles sont conçus de sorte à obliger le joueur à sortir d'une manière ou d'une autre de sa zone de confort, à s'efforcer à une remise en question perpétuelle de soi et du monde. Il faut avoir l'esprit extrêmement alerte pour gagner. Plus exactement, The Witness, malgré le fait qu'il expose petit à petit sa complexité de façon à pouvoir être pris en main par tout le monde, reste un jeu vraiment très difficile et exige du joueur des trésors d'ingéniosité.


Le plus incroyable, et ce qui fait aussi que le jeu est encore plus hallucinant que Riven ou Myst V malgré une philosophie très proche, est que l'univers est construit d'un seul et unique bloc. Déjà, pour prendre la mesure du travail abattu par Blow et ses comparses, il faut finir le jeu. Que toute l'île forme une zone sans coupure est un tour de force qui implique un level design d'une finesse maladive. Les lumières à travers les branches, les éléments de décor, les portes coulissantes, les arbres, les récifs dans l'eau, les couleurs, les plates-formes, le plus ridicule muret ont leur propre raison d'être. Il faut un certain temps, et beaucoup d'abnégation, pour s'en rendre compte. Cohérence est un mot faible pour dire à quel point l'unité du monde est forte : il y a, dans la construction du monde, dans sa direction artistique, dans son aspect figé et silencieux, une certaine fascination à l’œuvre, la sensation prolongée d'un mystère inatteignable qui invite au recueillement et à l'humilité. Ce mystère, ce savoir qu'on soupçonne caché dans l'île peut même devenir une quête obsessionnelle à condition qu'on y soit réceptif.


De fait, les puzzles ne forment que la partie émergée de l'expérience. Après être venu à bout des différentes zones et de leurs règles respectives, on peut essayer de creuser plus loin dans la logique du jeu, qu'il faut dès lors aborder d'un point de vue donné, tout en continuant de "penser labyrinthe" de façon toujours plus large, toujours plus folle. La fin "standard", de la même façon que Braid, n'est qu'un amuse-gueule à l'attention des moins persévérants. Les mystères qu'on devine ici et là font miroiter un sens profond dont on cherche en vain à s'approcher, dans une fascination presque abstraite qui tranche radicalement avec le côté mathématique de la progression. Tenter de percer les secrets de ce monde, c'est se mesurer à un propos caché, se heurter avec délices à cette association qui semble faite, dans un cadre aux contours volontairement flous, des notions a priori opposées de science et de foi, jusqu'à voyager, au paroxysme de la progression, dans une sorte de subsconscient cryptique et envoûtant dont l'interprétation semble vouée à l'échec. Tout puzzle game qu'il est, The Witness suscite une fascination absolue envers l'inconnu, l'incompréhensible, et ses moments les plus singuliers constituent une véritable invitation à exercer pleinement sa liberté de penser, de s'affranchir de toute règle pour interroger son moi profond, au risque de se poser des questions aux réponses impossibles.


L'une des citations qu'on peut trouver dans le jeu compare la science à la religion, elle souligne que la beauté du monde réside dans la mise au jour de ses mécanismes, qu'il existe de la poésie dans la vérité scientifique de ce qui nous entoure. La logique est belle parce qu'elle est insondable et illimitée. Elle est belle parce qu'elle est irréfutable et pourtant multiple. Elle est belle (et ça, on le doit à l'auteur) parce qu'on l'acquiert par soi-même. Le monde, nous dit Blow, est un Rubik's Cube aux paysages merveilleux et à la logique universelle. Il y aura toujours un moyen de creuser plus loin dans la profondeur de sa vérité, de découvrir qu'elle cache des choses insoupçonnables, des réponses inattendues amenant vers des questions plus intrigantes encore. L'image du labyrinthe donne un sens très fort à cette réflexion, l'épure extrême de la narration en construit toute l'incroyable intensité. On peut même dire que Blow est allé plus loin que Cyan Worlds, dans le sens où il est parvenu à condenser en un seul jeu, avec un sens du détail extrêmement aigu, toutes les idées véhiculées par les différents Myst, en une synthèse troublante d'irréfutabilité. Ici aussi, foi et rationalité sont inextricablement liées, et il faut, pour espérer comprendre le monde ne serait-ce qu'un instant, accepter de se frotter à l'inconnu, tolérer de ne pas savoir, précisément, pour stimuler son envie de connaissance et s'émerveiller devant l'émouvante logique des choses.

boulingrin87
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le 7 févr. 2016

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Seb C.

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