On peut l’avouer, il y a prescription : Banjo-Kazooie est le meilleur platformer 3D de tous les temps. Woulala, attention. Oui, devant Super Mario 64 et Conker’s Bad Fur Day. Oui, c’est l’un des trois meilleurs jeux de la Nintendo 64. Et non, on n’a pas fait mieux depuis. On n’avait pas trop osé, il y a vingt ans, admettre qu’un jeu avec des personnages aussi antipathiques, bourré d’onomatopées aussi horripilantes, de paires d’yeux cartoon aussi moches, de langage yaourt dégueulasse et de mondes archi-méga-ultra-vus et revus (même pour l’époque, c’est dire), puisse prétendre à une telle excellence. Et pourtant. Hormis une paire de Mario Galaxy, les drôles de mascottes de Rare ne se sont frottées à aucune concurrence digne en vingt ans. Il suffit de poser ses pattes sur le portage Xbox 360 pour s’en convaincre aujourd’hui, même en y jouant pour la première fois : qu’est-ce que c’est (toujours) bon ! Ce level design du paradis. Cette variété dans le gameplay. Ce mélange des genres permanent et tellement jouissif. Cet équilibre si fragile et gracieux entre exploration et action. Cette jouabilité de grand malade, hyper précise, lisible, accessible, 100% skill 0% chance. Ces caméras qui restent à leur place et font le boulot. Et puis, bien sûr, cette direction artistique de la torture, qu’on en vient pourtant à vénérer passées dix heures de jeu, qu’on aime d’amour vrai, dont on prend même le pire, même les onomatopées de cartoon bas de gamme pour gosse attardé, même les paires d’yeux flippantes, les personnages insupportables, le scénario mongoloïde… Banjo-Kazooie, on le prend comme un tout.
Quand des anciens de Rare se sont rassemblés sous la nouvelle bannière de Playtonic pour créer une deuxième suite à leur chef-d’œuvre (la première, Banjo-Tooie, était presque un peu trop réussie pour son propre bien), on a commencé par tiquer sur le charisme du nouveau duo. Pourquoi pas, même si, honnêtement, on aurait pu tomber pire. En émules plutôt fidèles de l’ours et de l’oiseau, Yooka et Laylee s’illustrent comme de sympathiques et iconoclastes parasites, avec une chauve-souris au verbe sarcastique qui se greffe plutôt bien à la tradition d’odieuserie des anti-héros de Rare – même si on n’atteint pas le niveau de méchanceté trash et bête d’un Kazooie ou d’un Conker. Avec leurs bruitages relativement insupportables et les lignes de dialogue pleines d’un fiel gratuit envers les PNJ et développeurs (un grand classique maison), les nouveaux compères font plutôt bien le job et je ne dirais pas non à d’éventuelles retrouvailles, à condition qu’ils osent lâcher autant la bride que leurs ancêtres. Car, à l’image du duo, le problème n’est pas tant sur la forme que sur le fond : Yooka-Laylee est vraiment un très joli jeu qui tape en plein dans le mille de la nostalgie, mais qui échoue de manière inversement proportionnelle à retrouver la profondeur de la recette originale Rare. Ce qui n’est qu’à moitié une surprise, mais nous laisse aux trois quarts déçu.
Il faut pourtant dire et redire à quel point les choses commencent bien pour Yooka-Laylee. Propulsé par une direction artistique d’une pureté exemplaire ET par des performances techniques impeccables (d’autant plus surprenantes que le jeu tourne sous Unity), le jeu émerveille par son feeling immédiatement old-school et actuel, avec un gameplay apparemment maîtrisé qu’on a enrobé dans des musiques parfaites et des graphismes à l’air de douce modernité. D’ailleurs, en vouloir aux paires d’yeux dégueulasses qui habillent chaque PNJ (par ailleurs difforme) est une erreur : ce serait renier l’hommage au Rare de la Nintendo 64, qui a bâti une partie de sa réputation discrètement sulfureuse sur ce mauvais goût légèrement déstabilisant, qu’on retrouve ici intact derrière les couleurs pétantes de façade – jusqu’à ce malaise qu’on ressent à s’adresser à un nuage femelle (?) au regard fou, coiffé d’un casque de rugby, qui nous chie une pagie sur la tête dans une expression de joviale allégresse après qu’on l’ait battu à la course. Cringey AF, comme disent les jeunes, mais ils se trompent.
Le vrai malaise, dans Yooka-Laylee, vient du gameplay. Oh, au début, tout semble parfait : les contrôles répondent bien, le game design d’origine a l’air d’avoir été scrupuleusement respecté avec son système de hub central et de grands niveaux semi-ouverts, on déverrouille de nouveaux pouvoirs classiques mais bien pensés au fur et à mesure de la progression, et on ramasse des tas de trucs scintillants dans l’ambiance festive d’un jeu pour Nintendo 64 overclockée. C'est juste qu'il doit falloir deux heures pour comprendre que quelque chose ne va pas. D’abord, avec ces caméras ivres, qui au début cachent bien leur jeu, mais finissent par cacher le jeu dès qu’on s’éloigne de la zone de départ. Ensuite avec ces innombrables défis pourris, dont l’absence d’intérêt devient de plus en plus évidente au fur et à mesure de la progression. Et peu à peu, l’imposture est dévoilée : Yooka-Laylee est un beau gosse menteur et orgueilleux. A l’image de sa chauve-souris gouailleuse et méprisante, il abandonne très tôt ses belles intentions pour se vautrer dans le remplissage le plus vil (le plus vide).
Chère à Banjo-Kazooie, la multiplicité des gameplays et des activités (action, exploration, puzzle, adresse, course, contre-la-montre…) répond présent avec humeur, comme surprise au réveil ; trop tôt démoulés, les différents mini-jeux qui envahissent la progression, non seulement phagocytent l’aspect plates-formes, mais embarrassent par la médiocrité de leur conception. Passe encore d’avoir inclus une demi-douzaine de jeux d’arcade sans imagination jouables en multi, mais pourquoi obliger à les finir en solo ? Pire : deux fois ? Va aussi pour les PNJ récurrents qui vous font rempiler pour le même défi de plus en plus difficile à chaque monde, mais pourquoi passer en mode Dark Souls dès le troisième monde ? Qui a pondu des règles aussi pourries ? Quelqu’un a-t-il eu la patience de finir une seule fois le mini-jeu d’arcade du monde 2 ? Combien de personnes ont ne serait-ce que terminé vivant le parcours du train de la mine du monde 4 ? Il faut finir ces défis pour compléter le jeu : QUI doit-on guillotiner ? En fait d’anciens de Rare, Playtonic n’aurait-il pas recruté les designers de Tintin au Tibet ? Tant de belles intentions, tant d’erreurs impardonnables. Le pire, c’est qu’une saine difficulté n’aurait pas été de refus : celle de Yooka-Laylee est juste aléatoire, artificielle. S’y mêlent la frustration ressentie face à une telle perte de temps (il faut se fader parfois cinq ou dix minutes ininterrompues de contenu foireux, en mode concentration maximale, pour espérer gagner) et la surprise de passer d’une épreuve simplissime à une séquence cauchemardesque. Tant et si bien qu’on finit par perdre toute envie d’avancer, angoissé par des questions existentielles que Banjo-Kazooie évitait toujours (pourquoi passe-t-on du très facile au très difficile sans arrêt ? pourquoi ici la caméra est normale ici et là, bourrée ? pourquoi ce boss-là est-il bien pensé et celui-ci, plus moisi qu’un jeu Davilex ? etc.).
Yooka-Laylee est proche d’être infinissable. Certes, il a le bon goût de respecter l’esprit Banjo jusqu’à son générique de fin, avec son hub central tentaculaire (qui tient à vrai dire plus de Banjo-Tooie tant il est difficile de s’y repérer), avec ses niveaux qui gardent jusqu’au bout un aspect ouvert, ces ateliers en mode « free roaming » qu’on peut aborder dans l’ordre voulu. Mais de très mauvaises idées, et leurs tout aussi pauvres mises en application, font tomber le jeu dans une désagréable schizophrénie qui porte trop les marques d'un développement précipité. On passe son temps imprégné du sentiment que les développeurs ne savent pas où ils veulent aller. Cela tient à l’assemblage aléatoire des différentes séquences, à leur imagination très (in)variable, aux difficultés qu’on a à décoder ce que les développeurs attendent de nous. Cela tient aussi à l’aspect mutant du level design, qui ne décide jamais entre ouverture et cloisonnement, entre accessibilité et hardcoritude, et qui, surtout, dilue beaucoup trop l’exploration dans des structures labyrinthiques d’où ne ressort aucun génie. Mis à part les graphistes et musiciens, on sent toute l’équipe à la peine, naviguant à vue, pas bien sûre de la direction à suivre. Et les développeurs ont bien trop porté leur attention sur le premier monde.
Sorti des premières heures, on regrette en effet de tomber dans des structures de plus en plus répétitives, de moins en moins étudiées, jusqu’à deux derniers mondes (sur cinq) sans aucun intérêt, totalement bâclés dans leur game design et leur level design. Les pouvoirs eux-mêmes perdent de leur intérêt, jusqu’au cheat code final qui ne sert à rien et montre à lui seul le terrible manque d’inspiration des développeurs. Le plus frustrant, c’est que tout en semblant relativement clair et accessible, le jeu passe son temps à faire des mystères inutiles : pour le finir, il faut parfois aller chercher une solution sur Internet, comprendre que certains objets obligatoires sont à collecter d’une manière totalement absurde, qu’il faut parler plusieurs fois à des PNJ sans aucune indication explicite ou que certaines affreuses mini-épreuves de Micro Machines ou de twin-stick shooter sont à recommencer plusieurs fois… C’est certainement la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et qui éloigne sensiblement Yooka-Laylee de l’excellence de ses ancêtres. Le sentiment final est celui d’un jeu qui, à trop chercher la simplicité originelle, finit par s’égarer dans une complexité inutile et indéchiffrable : ça laisse songeur quand on réalise que Poi, petit platformer indé rendant hommage à Super Mario 64, s’en tire mieux pour moins de budget et moins d’expérience. Qui aurait cru que David vaincrait Goliath ?