Jean-Pierre Gattégno, comme beaucoup d'autres, rêve de la tuer : Anémie Lothomb l'omniprésente, la surestimée, l'arbre qui cache la forêt. On va quand même le lire, son livre, parce qu'après tout c'est Nothomb, quoi. Et une nouvelle fois, deux heures après, pas déçu, pas surpris, on a effectivement lu un Nothomb. C'est de la brillante joute verbale, un duel de mots pétri de références ; entre les tirets quadratins, les personnages sont si abstraits qu'ils penchent une nouvelle fois du côté de l'idée, du concept. Toujours raffiné et accessible à la fois, le style de l'écrivain leur donne de l'intelligence, de l'humour, de l'étrange et, surtout, une répartie extraordinaire qui à tout instant peut faire basculer le récit dans une direction impromptue. Le problème est seulement que l'impromptu à la Nothomb finit par se repérer à des kilomètres, que la structure toujours identique de ses romans ne se dément pas ici. C'est de nouveau un combat entre l'ombre et la lumière, la chronique d'un phénomène d'attraction/répulsion entre deux opposés qui se soldera par la disparition de l'un d'eux. Pas la peine de prévenir du spoil : qui en doutait ? Fidèle à elle-même Nothomb se gargarise de sa propre recette, cette éternelle histoire de bouffe qui la poursuit depuis la Métaphysique des tubes, qui l'oblige à finir ses histoires par des ingestions.
Pour Barbe Bleue l'auteure a ingéré des couleurs, symbole évident qu'elle avait pourtant laissé jusqu'ici dans son carquois et qui, finalement, sous-tend l'histoire de manière plutôt heureuse. Comme d'habitude il n'y a pas vraiment de raison au délire verbal des personnages ; ce thème chromatique, employé pour décrire la montée d'un désir mystérieux, apparaît ou disparaît à la faveur d'une transition arbitraire mais efficace, une réplique courte et cinglante qui ouvre ou ferme un sujet de réflexion. Tout n'est toujours qu'effleuré, et c'est encore ce qui fait le charme du livre : ce louvoiement agile et rapide entre une couleur et une autre, un sentiment et son contraire, traversé quand le rythme menace de s'essoufler (cela arrive une ou deux fois, très brièvement) par de puissantes saillies d'ironie merveilleusement abattues. Peut-être plus que d'habitude, l'exploit de Nothomb est de faire tomber son lecteur amoureux d'un esprit : les personnages, homme comme femme, prennent corps à travers leurs mots ; l'intérieur de leur tête est une porte ouverte sur leur corps. C'est d'un couple dont il est question, et il en émane un érotisme cérébral que l'auteure n'a que rarement aussi bien développé. Justice est rendue au titre : Barbe Bleue, la passion, le danger, le spectre chromatique, une mythologie nimbée de mystère qui ne dira jamais tout-à-fait ses intentions derrière ses airs de conte pour enfant sage. Nothomb ne s'assagit ni ne faiblit, continue inlassablement d'arbitrer ces duels de mots où se mêlent désir de chair et de mort, de naissance ou d'accomplissement, cette poursuite d'un mystère inquiétant mais attirant. D'où l'on sort avec l'intime conviction que le jaune asymptotique, plus que le champagne, plus que l'or, est d'une beauté, d'un érotisme, d'une sensualité profondément émouvants.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.