Je referme chamboulée ce Goncourt 2016. Vaincue par K.O par ce récit implacable, au style tranchant comme une lame, à l'image de son sujet.
Le combat démarre dès les trois premières pages, trois premières pages choc qui vous assènent une scène insoutenable qui dévoile la fin du récit. Puis, l'histoire remonte le temps, procède à rebours : nous rencontrons la famille Massé, Paul et Myriam, leurs deux enfants, Mila et Adam, et bien évidemment, la nounou providentielle, la perle rare, l'incontournable et indispensable fée du quotidien, Louise. On a beaucoup parlé de l'histoire, celle d'une femme ambitieuse qui, après deux grossesses et un quotidien au foyer peu épanouissant à bien égards, décide de saisir une opportunité professionnelle qui dessine de glorieux horizons de carrière. Le couple se met donc rapidement en quête de celle qui pourra s'occuper de leur progéniture et, après quelques entretiens infructueux, sont convaincus par Louise, une femme discrète à la réputation sans faille.
J'aime particulièrement les histoires d'emprise, de séduction, d'envoûtement insidieux, de territoire qu'on conquiert pas à pas, de pouvoir qu'on prend sur l'autre. A certains moments, ce livre m'a d'ailleurs évoqué une autre oeuvre brillante sur ce thème, celle de Delphine de Vigan dans D'après une histoire vraie. Mais Chanson douce est bien plus que le simple récit d'une annexion : elle est le portrait d'une société que la lutte des classes continue de travailler, un tableau social d'une finesse psychologique remarquable, qui ne tombe jamais dans le manichéisme de bas-étage. Oui, Myriam est une femme qui en veut, qui délaisse sans doute un peu sa vie de mère pour reconquérir son identité de femme, qui profite allègrement de l'omniprésence bienveillante de sa nounou pour renouer avec son couple, pour faire des projets professionnels. Qui délègue sans doute un peu trop, qui a dû mal à prendre le virage de la maternité, du mal à vieillir aussi, peut-être. Certains détails, réflexions, anecdotes sur le quotidien d'une mère de famille m'ont paru si troublants de réalisme que je ne peux croire que l'auteure n'y ait pas mis une grande part de vécu. C'est un couple qui ne roule pas sur l'or mais qui a les moyens d'employer quelqu'un à temps plein et de vivre dans un bel appartement du 10ème arrondissement.
Un monde sans doute assez éloigné de celui auquel ils confient leurs enfants : le livre est brillant quand il décrit le quotidien des nourrices dans les squares parisiens, la Tour de Babel des discussions autour du bac à sable, le multiculturalisme, la valse des poussettes lourdement chargées, l'air froid et les gamins endimanchés dans de grosses doudounes la morve au nez, les nounous qui deviennent amies. Mais Louise reste un mystère, même pour celles qui la côtoient jour après jour et qui ne comprendront pas son geste.
C'est sans doute ce qui m'a le plus fascinée dans ce livre : le portrait de cette femme qui, malgré les nombreuses pages que lui consacre Leïla Slimani, semble échapper à toute appréhension véritable, dont la psyché et les motifs filent entre les doigts, ne se laissent jamais saisir dans leur entièreté. L'auteur décrit bien son parcours de femme du quart monde, sa vie de mère célibataire, son détestable mari, ses galères financières : une vie de labeur au service des autres, une vie à taire sa souffrance, à subir, à ne jamais connaître de joie réelle. Sa seule joie semble être les enfants. Et c'est là sans doute que le livre est d'une puissance incontestable : cette nourrice infanticide semble avoir vraiment aimé les enfants à qui elle a ôté la vie.
On la voit jouer, rire avec eux, toujours chercher à leur faire plaisir, invariablement prévoyante, attentionnée, tendre, prévenante, affectueuse, déployant des trésors de créativité ludique pour les occuper (avec parfois quelques embardées curieuses dont une scène de maquillage qui m'a semblé à la fois brillante et malsaine), toujours aux petits soins pour la famille qui ne cesse de chanter ses louanges à tous : à Louise, on donnerait le bon dieu sans confession.
Un portrait d'autant plus troublant que l'histoire fait alterner des épisodes auprès des enfants et du couple, puis des moments où on la retrouve seule chez elle et où l'on appréhende sans doute un peu mieux la réalité de son existence, les méandres de son passé.
Reste que ce livre est assez ambigu, mystérieux et riche, pour ne pas se laisser enfermer dans une catégorie précise. Quelques mots aussi sur le style de Leïla Slimani, dont je découvre ici la plume sèche, efficace, incisive : des phrases courtes, qu'on dirait parfois sorties d'un scénario de film, des descriptions jamais ennuyeuses mais toujours évocatrices et percutantes, un style sans pathos, sans apitoiement, où il est peu question de sentiments, mais parfois traversé de brèves fulgurances stylistiques (je remercie d'ailleurs cet écrivain d'avoir fait usage du sublime adjectif vespéral que j'adore), d'un soupçon de poésie, comme elle l'écrit d'ailleurs.
Brillamment construit, porté par une plume terriblement efficace en phase totale avec les sujets qu'elle aborde, Chanson douce se dévore avec avidité, terreur et émotion : pas de doute, Leïla Slimani n'a pas volé son Goncourt qui couronne (déjà) une grande voix de la littérature française.