Les hommes qui sont vraiment grands doivent ressentir dans le monde une grande tristesse

[ATTENTION SPOILERS]


« Que serait-il arrivé si, par exemple, Napoléon s’était trouvé à ma place et s’il n’avait eu, pour commencer sa carrière, ni Toulon, ni l’Égypte, ni le passage du Mont Blanc ; si au lieu de toutes ces choses belles et monumentales, il ne s’était trouvé devant lui, tout bonnement, qu’une ridicule mauvaise petite vieille, veuve de petit secrétaire, qu’en outre il aurait fallu tuer pour lui voler l’argent de son coffre (pour sa carrière, tu comprends ?) Eh bien, alors, s’y serait-il décidé, s’il n’y avait pas eu d’autre issue ? »


Dostoïevski nous plonge dans les méandres de l’esprit torturé d’un ancien étudiant (Rodion Raskolnikov), obnubilé par un rêve qui le saisit d’horreur et d’effroi, une idée qu’il n’ose même pas nommer au début du roman : tuer une vieille prêteuse sur gage, et lui voler son argent. Ce n’est qu’un songe indicible, et pourtant, tout est déjà méthodiquement préparé, et ce depuis bien longtemps. Bien avant avoir pris la décision d’appliquer son projet, Raskolnikov était déjà destiné à l’accomplir. Le destin, le hasard, tout semble le pousser vers ce point de non retour. Après le crime, survient le châtiment : délire, hallucinations, souffrances intenses, tant au point physique que moral.


Rarement un livre ne m’avait autant fait vivre la psychologie d’un personnage. Physiquement, on se sent étouffé à la lecture de ce chef d’oeuvre : l’oppression est omniprésente et aigue. Ce sentiment de suffocation permanent tient à la fois au style d’écriture de Dostoïevski, mais également à la qualité de son intrigue et de ses personnages. N’ayant pas un niveau de russe suffisant pour m’attaquer à une telle œuvre, j’ai lu une édition traduite en français de Gallimard datant de 1948 que je recommande vivement. Le style de Dostoïevski transcrit dans cette traduction est brillant. Il y a quelque chose dans son écriture, un parfum de l’époque, qui nous y plonge instantanément, nous fait voyager à travers le temps. L’alcoolisme, la misère y sont dépeints avec justesse, et il émane de l’œuvre quelque chose de moite, de maladif, qui accentue d’autant plus les propos de l’auteur. Il y a du talent, du génie dans l’écriture des dialogues, qui sont extrêmement longs et intenses, très recherchés, magnifiques.


L’asphyxie que l’on peut ressentir à la lecture de ce roman tient particulièrement au personnage du juge d’instruction (Porphyre Petrovitch), un de mes personnages préférés. Très ambivalent, il participe au suspense, nous tourmente, nous trouble, nous fait devenir fous en même temps que notre héros Rodion. Que sait-il ? Pourquoi agit-il de la sorte ? Est-ce une illusion, un délire ? A-t-il vraiment cligné de l’œil ? Rodion a-t-il raison, quelque chose ne tourne-t-il pas rond ? Porphyre souffle froid, puis chaud ; une torture, mais du génie.


J’ai rarement rencontré des personnages aussi développés et nuancés, subtils dans leur psychologie. L’introspection du personnage principal est des plus raffinée. Rien n’est noir ou blanc chez lui. On l’aime et on le déteste au fil du roman, à mesure que se déroule sa propre analyse sur l’acte qu’il a commis, les raisons qui l’y ont poussé. La dualité est omniprésente. On la perçoit notamment à travers son dilemme : se dénoncer ou pas ? A travers ses émotions très conflictuelles. Raskolnikov se montre tour à tour insensible, froid, cruel, et puis soudainement capable d’une immense générosité, d’amour et de repentir. Le meurtre l’emplit d’horreur ; cependant, confronté aux accusations, il se rebelle, trouve des justifications, fait preuve d’orgueil. Le poids de la morale nous apparaît dans toute sa splendeur. Peut-elle épargner quelqu’un ? Rodion se pense au-dessus d’elle, il se croit un surhomme, un être qui a le droit (non pas légal mais moral) de se rire de la loi, de commettre des crimes, car ses dessins sont exceptionnels. Le monde est divisé en deux catégories selon lui : celui des hommes extraordinaires, dont il pense faire partie, et celui des hommes ordinaires. Comment alors différencier un homme extraordinaire d’un homme ordinaire ? L’homme de la première catégorie ne subira point la morale. Celle-ci est faite pour le commun des mortels, lui, verra plus grand, et plus loin que cela. Il sera pardonné, car il fait partie de cette catégorie de rares élus, de prophètes, de « Napoléons » qui font avancer l’humanité.


La désillusion sera douloureuse, pour cet être arrogant, qui ne croit pas en Dieu, et qui est persuadé d’être au-dessus des hommes : « Voilà en quoi seulement il reconnaissait son crime : en ceci seulement qu'il n'avait pas été jusqu'au bout et qu'il avait avoué. »


Raskolnikov, fasciné par la résurrection de Lazare finira lui aussi par connaître la rédemption, après avoir subi le châtiment. La quête de soi, mais surtout de dieu aura été longue. Finalement la sentence (des années de bagne) tiendra en quelques pages, en un magnifique épilogue. Ce châtiment n’apparaît être que bien peu de choses, comparé à la première punition qu’il s’est lui-même infligé. L’auto-flagellation, le poids colossal de la morale aura eu un bien plus terrible impact sur lui que la peine infligée par les hommes.

Sashenkaa
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le 26 juin 2018

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