Le roman de Ferenc Karinthy est une expérience sensorielle époustouflante. En premier lieu car il nous projette, tout comme Budaï, ce sympathique linguiste lambda, dans un monde fait de béton et de chair, une urbanité tentaculaire portée par la fière du mouvement et du surnombre, un magma d'impatience, d'humanité coagulée en déplacements erratiques, déchiré en vies anarchiques. Cette ville-univers, napée d'un gris froid et d'une douceur suave, devient petit à petit l'espace où survit et se déshumanise Budaï. Dans ce lieu étouffant, on assiste comme lui au délitement grandissant de cet homme mystérieusement catapulté dans l'étrange le plus total - et pourtant si familier.
On lit avec avidité et l'on comprend petit à petit que Budaï n'y comprend, lui, plus rien, et même si son flegme et sa rigueur réflexive ne le font que très rarement abdiquer, on assiste, muets d'émotion, aux doutes qui l'assaillent, à cette recherche désespérée d'une attache quelconque, d'une communication, d'une réciprocité de langage et d'esprit, au sein de cette immense métropole magmatique.
Dans cette folie d'un quotidien grimaçant, seule la figure d'Epépé vient conserver le peu de liant qui fait de Budaï un être humain digne, comprenant et compris, et qui le sauve du naufrage total du corps et de l'esprit.
Il est des romans qui laissent une marque indélébile dans le cœur, et Epépé en fait très certainement partie. Sa manière de décrire le chaos et la splendeur d'une ville infinie, sa force d'immersion dans un ailleurs totalement paradoxal, car à la fois si lointain et si prégnant. Certains verront dans cette dystopie hypnotique la parabole des destins déchirés des immigrés d'ici et là. Pourquoi pas. Je préfère seulement y percevoir une précieuse réflexion sur ce qui fait - et défait - l'homme et sa vie grégaire. Une réflexion complexe sur l’intime comme sur le groupe, écrit avec une simplicité puissante, ça en deviendrait presque ... incompréhensible !