Fief
7.3
Fief

livre de David Lopez (2017)

J'ai fini par acheter ce livre, à cause de toutes les critiques dithyrambiques qu'on entend dessus depuis six mois. Vous pensez bien, un jeune auteur de 32 ans, qui sort du master Création Littéraire de Paris 8, blablabla. OK. "Oui, la langue est exceptionnelle", "Il parle des jeunes de banlieue", etc.


Alors je m'explique : le narrateur (Jonas donc, celui qui raconte l'histoire) est capable de pondre des phrases d'écrivain (tout un bouquin quand même) très bien tournées, parsemées de mots savants comme "néophyte", "résine tressée" (genre le mec il connaît les matières des mobiliers de jardin de bourges) ou encore "déblatérer" alors que, en même temps, il se met en scène jetant des "wesh gros" à tout bout de champ à ces potes, qui eux, ont un parler "jeunes de banlieue" vraiment fleuri (verlant, insultes, etc.) pour le coup (le narrateur retranscrit peu ses paroles à lui). C'est aussi le narrateur le meilleur en orthographe de la bande (la scène de la dictée).
Pour ce qui est du motif qui fait écrire le narrateur (ou parler, après tout on ne sait pas), on n'a aucune info et moi je trouve que ça rend le postulat de départ complètement bancal et m'empêche de trouver ça vraiment convaincant en termes de récit. En focalisation interne, ça pose problème que le narrateur se prétende faire partie d’un groupe socio-culturel alors qu’en même temps il s’en affranchit en racontant cette histoire comme une personne qui a visiblement fait des études et qui maîtrise un vocabulaire élaboré.
On ne parlera pas de la scène de sexe où il fait jouir la jolie Wanda avec sa bouche et ses doigts... qui n'est pas introduite (si j'ose dire). Pourtant du point de vue de la cohérence, il faut en dire deux mots quand même : on ne sait rien de leur rencontre (c'est une bourge avec une baraque de bourge, parents inexistants ou absents, c'est tout ce qu'on sait) et ils se voient depuis longtemps sans pour autant qu'on sache comment tout cela a commencé : pour moi ça fait baisser d'un cran le niveau de crédibilité du narrateur, qui était déjà bas, la faute à l'énonciation à la première personne du singulier comme on vient de le voir. Comment un mec comme lui peut arriver à fréquenter une nana comme elle ? Mystères et magie de la littérature sans doute. Ou alors il est vraiment différent de ses potes, et il aurait aussi pu écrire ce livre (problème de cohérence : cette (im)posture n'est pas assumée et pour cause : si il est trop différent d'eux, il ne peut leur être si proche).
C'est certain, l'auteur (je dis bien l'auteur) a l'air de s'être renseigné sur la boxe, sur comment rouler un joint et sur l'art de faire jouir une femme, mais à part cet étalage technique (parfois c'est trop) et des personnages hauts en couleur qui ont parfois, bizarrement, des fulgurances intellectuelles qui me semblent artificielles (le trou dans la Terre pour aller jusqu'en Chine, on monte ou on descend ? ; le lâcher-prise en sexe avec le fameux "taux de putassium" des femmes, bien trouvé je l’avoue volontiers, théorie quasi philosophique s'il en est, ou encore le commentaire de texte de « Zadig » de Voltaire au tout début du livre) alors que les gars zonent toute la journée les uns chez les autres (les parents morts qui laissent au fiston une grande baraque avec un jardin en friche c'est bien pratique aussi, le narrateur n'a qu'un père qui fort opportunément fume des joints et les laisse à portée de son fils...) et essaient de tromper l'ennui en fumant des joints (à l'exception du narrateur, terne et lisse, on a dit pourquoi), je ne vois pas de ligne directrice se dessiner ni un intérêt primordial à tout cela, si ce n'est une peinture vaguement sociale dans un endroit hybride qui se situe "entre la ville et la campagne », des portraits de mecs paumés et défoncés en permanence qui veulent pécho et voudraient s'incruster dans un monde qui ne veut pas d'eux même s'ils mourraient plutôt que de l'avouer...
Surtout le narrateur ne sous-entend à aucun moment qu'il a écrit un livre — on exclut donc l'hypothèse de l'auteur-narrateur (comme Edouard Louis par exemple), qui, plus malin que ses potes, aurait trahi son fief en écrivant ce bouquin ; il est d’ailleurs traité de "traître" par ses potes quand il gagne la dictée —, car lors de la dictée, justement, il affirme, voyant le nombre hallucinant de fautes qu'a fait un de ses potes, que "c'est pourtant lui qui écrit le plus" (je ne sais plus son nom).


Il semblerait donc que l’auteur n’ait guère voulu trancher la question du narrateur et de la justification du récit, ce qui en fait, pour moi, un livre certes bien écrit mais par là-même peu crédible (ou alors il aurait fallu l'écrire à la 3e personne, inventer un procédé narratif qui aurait justifié le livre ou bien assumer la 1re personne à fond et régler la question du langage parlé/écrit).

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le 10 oct. 2018

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