"Fuir" est le deuxième volume de ce qui constitue une tétralogie à l'heure où cette critique est rédigée. Entamée avec "Faire l'amour", poursuivie avec "Fuir" puis "La Vérité sur Marie" et "Nue", cette série de très courts romans (également connue sous le nom de "Marie Madeleine Marguerite de Montalte") raconte les aventures amoureuses d'un homme à cheval entre Europe et Asie, qui suit à la trace une femme avec laquelle il entretient des rapports compliqués. La fameuse Marie, créatrice de mode, voyage au Japon pour exposer des œuvres ou signer des contrats, l'emmène partout dans son sillage, en réunion ou dans sa chambre d'hôtel, dans les rues bondées de Tokyo ou sur l'île d'Elbe d'où sa famille est originaire. "Fuir", comme ses pairs, se lit très rapidement, mais possède un supplément d'intérêt en ce qu'il éclipse presque complètement son héroïne pour laisser son héros aux prises, seul, avec un pays étranger dont il ignore tout. Marie, égérie du narrateur qui finit bien souvent par exaspérer le lecteur, qui au cours de la saga sera la vedette de plusieurs scènes de sexe un peu provocatrices et racoleuses, est mise en plan pour l'essentiel du récit, laissant à Toussaint l'occasion de développer son style ailleurs, soit, ici, sur la description d'un voyage en terre inconnue effectué par le narrateur.
Comme d'habitude chez Toussaint, les personnages se parlent peu. Ici, surtout, ils observent, agissent, sans vraiment comprendre ce qu'ils font. Le narrateur, perdu, se retrouve dès le début du roman à suivre deux Chinois pour une courte virée à Pékin dont il ignore les enjeux. La grande réussite du livre se trouve dans la transcription de cet égarement, qui représente, bien sûr, l'éloignement du narrateur de Marie. Sa solitude est accentuée par l'étrangeté des lieux et des gens qu'il côtoie, lesquels ne parlent pas sa langue et s'expriment dans un anglais maladroit et taiseux. "Fuir" évoque un peu le film "Lost in Translation" dans la peinture très précise, sensible, qu'il fait de la solitude en milieu étranger. Délivré, pour l'essentiel, de cet aspect provoc' un peu gratuit et prétentieux qui affleurait dans les parties de jambes en l'air avec Marie décrites dans les autres volumes, l'auteur réussit à raconter une histoire étrange, singulière. Il réussit, également, à mettre en place une atmosphère unique, à la fois très visuelle et très raffinée, qui donne une idée précise des lieux et des personnages fréquentés par le narrateur tout en laissant suffisamment de place au mystère pour que le lecteur puisse faire fonctionner son imagination.
Le dernier quart du livre, presque malheureusement pourrait-on dire, abandonne brutalement cette virée chinoise aux accents coppoliens pour retrouver, sur l'île d'Elbe, Marie éplorée (comme d'habitude). Ce qui est étrange, c'est que malgré tous les efforts de Toussaint pour dépeindre à la fois son universalité et son unicité, son mystère et sa clarté, le personnage de Marie reste de tous le plus lisible, le plus ronflant, le plus antipathique, et qu'avec elle se rouvre le cortège des séquences vaguement porno à tendance dépressive, dans cet art que maîtrise si bien Toussaint de faire frissonner le bourgeois et d'agacer le lecteur lambda. "Fuir" est toutefois suffisamment maîtrisé pour permettre d'espérer qu'un jour l'auteur belge mais cosmopolite se plonge tout à fait dans cet inconnu qu'il décrit si bien, dont il sait dire les attraits et les horreurs sans jamais se départir d'un très discret humour angoissé. Ce mini-roman est à prendre comme un haiku bizarre et sensoriel dont on ressort l'esprit brumeux, mais rassasié ; il pourrait bien justifier, à lui seul, de se lancer dans la saga Marie Madeleine Marguerite de Montalte, de toute façon pas bien longue.