Guerre est paix a longtemps été pour moi le nom du roman le plus ennuyeux et le plus difficile de l'histoire de la littérature. Mais ça c'était avant (le confinement)
Alors Sens critique, rassure toi, je ne vais pas essayer de te résumer les 1600 pages de ce roman si célèbre. D'autres l'ont déjà fait et bien mieux que je ne le ferai. Tu le sais déjà c'est un roman qui présente de très nombreux personnages, long et profond, qui alterne les scènes de bataille, et les descriptions de l'intériorité des Comtes de l'époque.
Lecteur, je ne te cache pas que le début est un peu rude : les personnages se rencontrent rapidement, les premières scènes s'ouvrent avec de grandes réceptions où il faut mémoriser l'identité de tous les protagonnistes en même temps, et en plus les personnages ont plusieurs noms (prénom , nom de famille et nom relatif à leur père ou à leur mère), mais l'effort des premières dizaines de pages vaut largement le coup.
Le génie de Tolstoï consiste d'abord à extraire de cette fresque une petite dizaine de personnages principaux et de nous livrer le détail de leurs questions, appréhensions et aspirations. Nous découvrons en guerre, en paix, en guerre à nouveau ce qui anime les personnages de leur point de vue, puis à travers les yeux des autres personnage que nous connaissons déjà intimement. Nous vivons le courage presque maladroit de Nicolas Rostov, la droiture rigide d'André Bolkonski, la joie de vivre de Natacha, la balourdise de Pierre etc....
Cette analyse psychologique est soutenue par la richesse des descriptions des soirées et bals de la haute société Russe, puis des conseils de guerre et des batailles, mais qui n'écrasent pas le récit. Car si Guerre et Paix est également une description sociale, c'est surtout la très haute société Russe qui est décrite, celle de Tolstoï. Le reste de la société Russe est évidemment évoquée, mais ne bénéficie pas des mêmes efforts descriptifs ni de la même profondeur.
A la profondeur de ces analyses, se juxtapose l'irruption du personnages historiques étudiés de près : le général Koutouzov, Napoléon, le général Rapp etc... Que Tolstoï se plaira à décrire par le regard de ses personnages, et auxquels il attribuera un certains nombre d'opinions, de représentations du monde. Car pour Tolstoï, les grands de ce monde décident et mettent en marche armées et foules, mais sont toujours guidés par leur peuple, les événements, l'histoire elle-même, in fine la volonté de Dieu, nous y reviendrons.
Car Guerre et paix est également une recherche spirituelle.
On reconnait derrière les convictions de Tolstoï, chrétien passionné et anti-clérical, comme Péguy pourra lui ressembler à la manière occidentale quelques dizaines d'années plus tard. L'Eglise orthodoxe est celle qui prêche une religion d'Amour mais qui ne s'oppose pas à ce qu'un soldat déserteur soit fouetté à mort après avoir embrassé le crucifix. Et pourtant Guerre et Paix est un livre pleinement religieux, la main de Dieu, pour Tolstoï est partout : dans le destin de chacun des hommes et dans la marche de l'histoire. Il s'adressera même directement à la princesse Marie Bolkonski, d'une parole consolante pour lui rappeler que le sens de sa vie est d'abord de se donner sans limite.
Sans surprise un roman de cette envergure nous livre assez profondément un éclairage sur la façon dont l'auteur perçoit le monde. L'homme est bien peu libre, tant son libre-arbitre est limité par son milieu, les pensées, paroles et action de ses proches et de ses compatriotes. La plupart des héros sont russes. Leur âme, leur culture est russe, et ils ne peuvent agir autrement que selon ce qu'ils sont.
Mais le bonheur n'y est pas exclu, et il faudra 1600 pages pour la conversion et l'ouverture à la beauté du monde, à la joie du juste don de soi des amis Pierre Bézoukhoz et André Bolkonski.