J'ai lu Manon Lescaut très tôt—je suis un lecteur tardif. Je devais être seconde, pendant les vacances. Peut-être pâques. J'étais désoeuvré, triste, sans rien à faire. J'ai fouillé les étagères en quête d'un livre. On avait à l'époque toute une collection de la bibliothèque verte, de la bibliothèque rose, et j'aimais bien de temps en temps lire un Verne, lire un Ségur. Mais c'est ce livre-là que j'ai pris, je ne sais pas trop pourquoi. Il était vieux, défraîchi, l'illustration n'avait sans doute aucun intérêt.
En fait, je crois que je sais pourquoi. Sa quatrième de couverture. Pas de résumé de l'intrigue, pas d'extrait. Quelques lignes à peine. De Sade. On devrait toujours mettre Sade en quatrième de couv. Rien de tel pour rendre un livre tentant. Il dressait une filiation entre Manon Lescault et ses propres personnages féminins, victimes ou bourreaux. Je n'avais jamais lu Sade évidemment mais on connaît tous plus ou moins Sade, et c'est pour ça que je l'ai lu la première fois.
J'y repense maintenant parce que j'ai écouté Nothomb sur France Culture il y a quelques semaines. Je n'ai pas l'intention de la lire, mais j'ai bien aimé l'écouter. Elle disait n'avoir pleuré qu'une seule fois en lisant, très récemment. J'ai tiqué, les lectures à fleur de peau, je pensais bêtement que c'était l'apanage de la jeunesse et je me serai bien imaginé Nothomb en grande pleureuse littéraire. Mais non. C'est pour ça que je pense en ce moment à Manon. J'ai beaucoup pleuré en lisant ce livre. Je sortais de rupture. Enfin, sortir, c'est un grand mot, il m'a fallu des années pour en sortir, mais disons que j'ai projeté beaucoup de mes sentiments et des personnages de mon propre drame dans ce livre. Si bien que régulièrement je jetais le livre à côté de moi pour m'abandonner à mes pleurs, moins intense la seconde, la troisième, presque taries la quatrième. Je n'ai pas osé le relire depuis, de peur de ne plus rien ressentir. Mais j'ai toujours pensé à ce livre depuis.
Au delà de mes projections autobiographiques, ce livre a fixé mon désir sur un certain type féminin calqué de ce livre et pendant longtemps c'est une Manon que je cherchais. Ça peut paraître fou et stupide, puisque la tête froide on se demande bien ce qu'il y a de désirable en elle. Elle est horrible, capricieuse, menteuse, etc. Mais j'avais pas la tête froide à l'époque. C'est cette bizarrerie qui m'a fait longtemps penser à ce livre. Comment cette histoire abominable, racontée à des fins d'édification, pour dissuader d'aimer n'importe qui, qui pour ce faire dresse le portrait de la femme la plus dangereusement lunatique qui soit, loin de dissuader, pousse à désirer vivre ces mêmes aventures, rend désirable ce portrait de femme qui devrait nous faire frémir. J'ai toujours vu ce livre comme une tragédie sous forme de roman. Le destin frappe les deux protagonistes au moment de leur rencontre, un tel amour, aussi soudain, aussi absolu, n'a rien de terrestre. Cela semble plus être une punition qu'autre chose. Comme dans les tragédies, Des Grieux reçoit les conseils, voit passer devant lui les occasions de fuir, tout l'incite à quitter Manon, à reprendre une vie qu'il n'a pas encore gâchée, son père, terrible, vient le voir, on n'est pas loin d'une confrontation Don Juan/Don Louis. Mais trop de récriminations, trop de repentir grandiloquent de la part de Des Grieux. Comme dans les tragédies, à la fin, quand une révélation vient frapper les protagonistes, leur permettant d'espérer une fin heureuse à leurs malheurs, la mort frappe, soudaine et injuste. Des Grieux se survit comme une ombre, comme Oedipe à sa tragédie. Mais la forme romanesque, la capacité qu'elle donne à l'écrivain et donc au lecteur à pénétrer les sentiments des personnages, de partager leurs émotions, le talent de l'auteur, font qu'on vit mille vies en lisant ce livre, toutes exaltantes, font que cette tragédie devient désirable, trahit le rôle même des tragédies et l'intention de l'auteur. Le roman enterre la tragédie : il ne devient plus possible de regarder le sort des hommes de l'extérieur, de derrière le mur de la morale sociale. Pour se préserver des égarements de la passion. Le roman parle d'homme à homme, dans l'intimité et le secret, le lecteur est isolé quand le spectateur de tragédie est lui aussi devant un public, et cet isolement fait qu'il peut s'abandonner. Peut-être même le doit-il. Sans quoi autant lire le journal.
Longtemps je me disais : c'est ça que voyais Sade. C'est ce prodige qu'il a cherché à reproduire.
Mais je pense à autre chose maintenant. Depuis que j'ai écouté Nothomb, je me suis forgé une autre idée. Elle s'oppose pas à la première, elle la complète même. Pourquoi Sade a-t-il fait de Manon le prototype, le creuset de ses propres personnages. Oui, d'accord, l'innocence mêlée de perversité, c'est sûr, c'est l'évidence même. L'innocence du crime. Mais je crois que c'est plus profond. Tout est dans la rencontre entre Manon et Des Grieux. Elles est dans un carrosse, on s'apprête à la mettre, je ne sais plus, au monastère ou en prison, mais les deux reviennent au même. Ce qu'elle demande à Des Grieux, de la sortir de là, de la sauver, c'est cela je crois qu'a aimé Sade. Moi aussi, en partie. Elle ne supporte pas d'être enfermée. Elle lutte tout au long du livre contre toutes les prisons : monastère, cellules, bagne. Même l'amour de Des Grieux est une prison est c'est pourquoi elle lui échappe toujours : par les larcins, par les magouilles avec d'autres hommes, par les mensonges, les trahisons en toutes sortes, comme un amour aussi larmoyant, pressant, absolu, sans condition, comment ne le serait-il pas ? C'est un amour qui exige trop de celui qui le reçoit. Cet effort constant sera celui, on le sait, de Sade lui-même, mais de ses personnages aussi, attachés à renverser les carcans sociaux mais, ayant tiré les leçons inattendues de Prévost, libérés de toute la sentimentalité que ce dernier étale dans son roman.