Bien que ce roman ne parle que de passion, il m’a donné l’impression de déployer une mécanique efficace, élégante, assez plaisante, mais froide.
Cela est dû aux prolepses incessantes du narrateur Des Grieux, qui avant chaque épisode en annonce l’issue funeste ou heureuse, avec des formules de ce genre : Si j’avais su combien mon égarement allait me coûter de larmes ! J’ai eu l’impression de voir un film en compagnie d’un passionné qui commenterait par avance chaque scène. Le lecteur ainsi cornaqué et privé de toute liberté d’interprétation, on ne ressent rien.
La fin du roman, après trois lectures, ne me convainc toujours pas : la mort de Manon s’explique d’un point de vue narratif, mais manque complètement de réalisme. A vrai dire, le roman perd déjà beaucoup d’intérêt à partir du voyage de Manon entre sa prison et Le Havre, car les répétitions sont nombreuses avec le début du roman. Et ne parlons pas de l’ennui colossal que provoque la seule mention dans le roman du nom de Tiberge… En revanche, la courte idylle américaine est assez belle, peut-être parce que le lecteur est moins tenu en bride.
Mécanique froide, donc. Mais aussi mécanique un peu creuse. Manon est devenue un mythe, mais le personnage n’est pas vraiment à la hauteur de celui-ci. On la présente souvent dans les commentaires comme une énigme : que pense-t-elle ? aime-t-elle réellement le pauvre chevalier ? Mais le personnage est si creux que ces questions m’ont semblé bien vaines. Et il me semble également vain de faire de ce roman un chef d’œuvre de la narratologie, avec Des Grieux en « unreliable narrator ». Il faut se rendre à l’évidence : Prévost cherche avant tout à faire ressentir des émotions à ses lecteurs, et je n’ai pas ressenti grand-chose. Reste la force subversive du roman, ainsi que l’élégance de la plume de l’auteur.