C'est un cri en forme de livre, ou un livre en forme de cri, on ne sait plus trop. C'est un tourbillon, un manège inspiré, plein de bruit et de fureur que nous propose Hector Mathis avec ce premier roman. On ne s'attardera pas sur l'évidence du titre et son double sens sonore, musical : K.O, OK, c'est aussi le chaos et il en sera amplement question ici.
Si j'emprunte à un ouvrage de Céline le titre de ma critique, c'est que cet auteur controversé semble avoir trouvé en le jeune Mathis (né en 1993) un héritier de premier ordre (et aussi car le décor du château ouvre et ferme le récit).
Mais l'auteur du Voyage au bout de la nuit n'est pas le seul à filer ces pages habitées de tant de voix. Dans les marges, j'ai noté comme ça les noms que cette prose musicale, jazzy, fantasque, pleine d'exclamations et de lyriques clameurs, m'évoquait :
Rimbaud et Mallarmé, pour la singularité, la liberté de ton et parfois l'obscure clarté de ses associations d'images. Vian, évidemment, en raison de l'amour que porte l'auteur au jazz, aux boeufs survoltés. Bien souvent, l'écriture se fait partition pleine de rythmes variés, les notes s'enchaînent à une cadence infernale. Rarement, signifiant et signifié n'auront été plus proches que dans ce récit d'Hector Mathis.
L'histoire démarre comme une sorte de road-trip initiatique sur fond de civilisation qui s'effondre sous les coups de boutoir d'attentats toujours plus meurtriers. Alors que généralement, dans les romans, les personnages cherchent à fuir les campagnes enclavées, la ruralité pour gagner la modernité de la ville - ici, c'est cette dernière qu'on fuit pour rejoindre la grisâtre, une zone non définie, triste mais relativement préservée des massacres. Comme dans un conte, le héros Sitam et sa belle Capu - vont rencontrer plusieurs personnages qui ont tous un message philosophique à leur délivrer.
Ainsi du clochard céleste Archibald, vieil ermite à la toux grasse, jamais avare de saillies drolatiques et d'oracles sur l'époque actuelle ou encore Benji, autre compagnon d'infortune de cette étrange équipée :
La politique, tu sais ! Ça fait plus bander que ceux qui sont au pouvoir, vieux ! Même la gauche rêve plus, elle budgétise ! qu'il me disait parce qu'il entendait parler des élections à la table à côté. Qu'est-ce que t'en penses, Sitam ? Tu trouves pas que les politiques ils avaient tout de même plus de mordant avant ? Plus de convictions ?" Ce que je me disais c'était bien simple. Il était normal à une époque sans génie qu'on ne fasse que constater celui des siècles passés. Elle était si pauvre, notre époque. Elle mettait en relief toutes les autres.
Hector Mathis a du talent pour la mélancolie mélodieuse, pour la gouaille, la faconde populaire : il écrit l'oralité avec une fidélité qui force l'admiration. Et qui suscite un attachement et une empathie permanentes pour cette galerie de pauvres hères si finement décrits sans doute bien plus visionnaires et sensibles que la moyenne des gens normaux.
K.O, c'est aussi un Grand Chant en hommage aux détraqués de tous bords, ceux qui passent pour originaux, décalés, fêlés aussi - mais ne dit-on pas "Heureux les fêlés, ils laissent passer la lumière"?
Chacun sa messe. La nôtre c'est des cantiques d'ivrognes, que je leur réponds. Des poèmes d'ignares. De fous furieux. De colériques. Furieux, voilà ce qu'on est, nous les détraqués, que je leur dis. (...) Dire des mots plus hauts que soi, c'est ce qui donne de l'élégance à la médiocrité, de l'épaisseur aux raccourcis.
Hector Mathis n'écrit pas : il boxe et le titre dit bien l'état dans lequel finira le lecteur. Un lecteur sidéré par cette plume inédite, à nulle autre pareille, et qui sait chanter avec maestria son amour de la langue française et de ses mots avec lesquels il joue sans cesse. Il n'y a qu'à voir les charades hallucinantes auxquelles s'adonnent Sitam et sa bande pour comprendre qu'on a là de la haute voltige linguistique et un sens profond de l'exigence lexicale.
Enfin, last but not least - et le petit communiqué de presse l'annonçait déjà - ce récit sent l'urgence puisqu'il traite de l'irruption de la maladie chez Sitam - partant, chez Hector, ainsi que le confirme l'éditeur. Ce drame intime qui a priori condamne à un terme inconnu l'écrivain est l'occasion pour lui de creuser les potentialités de l'écrit, d'engager une vaste réflexion sur les pouvoirs des mots et de toute oeuvre artistique.
A l'image de Jean-Michel Espitallier, qui tente de soigner son deuil à l'aide de son Journal de bord, Hector Mathis hurle son incompréhension, sa douleur - sans jamais de pathos ni d'autocomplaisance - et ses espoirs détruits par ce mal injuste qui fait de lui, à son coeur défendant, un handicapé, un infirme.
Le lecteur ne pourra qu'être très ému par ce témoignage personnel si singulier et devra bien se rendre à l'évidence : un grand héritier à la voix précieuse est né avec ce K.O qui nous met l'âme au tapis.
Chapeau à ce romancier si talentueux, qui parvient à injecter de la fantaisie et de l'humour au coeur de la tragédie en espérant la rendre plus légère - l'art d'écrire pour se hisser hors du chaos.