Déjà : le titre (sublime), tiré de la chanson Avec le temps de Léo Ferré, en lettres rouges sur cette couverture crème : je chavire. L'éblouissement m'a saisie dès la première page, et ne m'a pas quittée jusqu'à la dernière.
Par quoi commencer ? Par quels mots vous convaincre de vous jeter sur ce livre qui, d'un portrait intime, atteint les cimes de l'universel ? Catherine Cusset nous raconte Thomas, son Thomas, un ami de son frère qui fut brièvement son amant puis son ami très proche, un universitaire brillant et charmant parti trop tôt, dont elle livre un portrait renversant d'émotion.
Rédigé à la deuxième personne du singulier, ce récit nous emmène d'une rive à l'autre de l'Atlantique, au gré des allées et venues de Thomas, docteur en littérature aux Etats-Unis, en quête du poste de ses rêves, celui auquel ce spécialiste de Proust s'estime en droit de prétendre. De Portland à New York en passant par Salt Lake City et Paris, Thomas poursuit son étoile avec opiniâtreté et détermination, convaincu que le destin finit toujours par sourire aux passionnés qui persévèrent.
Mais de désillusions professionnelles en échecs amoureux, peu à peu, l'étau se resserre autour de ce jeune homme attachant, gagné par des travers communément partagés : la vanité, la procrastination, l'impatience - et des songes sans doute trop grands pour lui. Humain, trop humain.
Il y a aussi que Thomas est malade, atteint d'un mal invisible mais qui le dévore à petit feu : la maniaco-dépression, aussi connue sous le nom de trouble bipolaire. Comme la mère de Delphine de Vigan dans Rien ne s'oppose à la nuit, Thomas passe de phases d'euphorie et de bien-être absolus, à des moments de désespoir morbide qui le clouent au lit avec une bouteille de vin. Des instants où il se laisse sombrer, ne croit plus en rien ni personne, où tout lui semble adverse. Et qui finiront par avoir raison de sa vie.
Avec une empathie et une finesse psychologique rares, Catherine Cusset parvient à mettre au jour les ressorts de sa personnalité, tout en émaillant son texte de délicieuses références littéraires, cinématographiques et musicales (Keith Jarrett, Nina Simone, Proust, bien sûr, Tarkovski, Amenabar...). Le milieu universitaire américain et la vie au coeur du continent sont extrêmement bien décrits, la plume de Cusset est rythmée, précise, efficace et pudique, ne tombe jamais dans le pathos ou le larmoyant, et a occasionné chez moi des bouffées d'admiration, tant au niveau du style que de la construction narrative.
Partagé en différents chapitres, qui sont autant de pas vers l'inéluctable fin - annoncé dès les premières pages - L'autre qu'on adorait offre à cette âme mélancolique gagnée par d'insondables ténèbres existentielles, un lumineux et déchirant linceul de papier.
Magnifique.