Pour avoir quelque artiste dans mon entourage, il n’est pas rare qu’on m’interroge sur l’incongruité qu’il y a sur ce site à mettre des notes sur des œuvres.
Critiquer encore pourquoi pas… Mais noter…
…N’est-ce pas là une pure logique consumériste ?
…N’est-ce pas là dénaturer notre rapport à l’œuvre ?
…A quoi ça sert, de noter ?
Eh bien au fond le meilleur moyen que j’ai trouvé pour répondre à cette question reste encore pour moi de vous parler des raisons qui m’ont poussé à relire cet Étranger d’Albert Camus en ce début d’année 2022.
Car oui, l’Étranger, je l’avais déjà lu, étudiant. J’étais en classe prépa. Une pote me l’avait passé. Elle m’avait dit « tu vas voir, ça se lit vite. »
Elle avait raison. Je l’avais lu. Vite. Je lui ai rendu. Vite.
Je suis passé à autre chose. Puis j’ai fini par oublier l’Étranger de Camus.
Fin de l’histoire.
…Sauf que non.
Voilà qu’interviennent justement nos fameuses notes.
On est mi-2021 et un pote me rejoint sur SensCritique.
Il s’inscrit juste parce que ça le titille parfois de participer à quelques-unes de mes conversations sur le site. Alors il s’enregistre et – parce que c’est aussi un peu ce à quoi invite l’endroit – il se met à noter.
Il note des milliers de films. Il note des centaines de jeux. Et puis enfin il note quelques livres. Pas beaucoup hein, mais il note malgré tout l’Étranger de Camus.
10/10.
Ça m’intrigue.
Le soir j’y pense.
Oui je me souviens qu’effectivement j’avais lu ça sans entrave. Facile. Court. Pas déplaisant…
…Mais il ne m’en restait rien.
Rien de rien.
Ça s’était effacé vite, et je me souvenais justement qu’à l’époque je m’étais dit : « c’est sympa mais rien ne marque. »
Alors j’ai décidé de mettre une note à mon tour.
5/10.
Quelques semaines plus tard, je suis au resto avec ledit ami et quelques autres de ses charmantes connaissances. Parmi celles-ci une femme de lettres intriguée.
« J’ai lu ta critique sur les promesses de l'aube. J’ai trouvé ça intéressant… Par contre à côté de ça, j’ai vu que tu avais mis 5/10 à l’Étranger de Camus. Ça par contre il faut que tu m’expliques. Je ne comprends pas.
– J’ai juste voulu noter que je l’avais lu. Et comme j’en gardais un souvenir moyen j’ai mis 5.
– Non. On ne peut pas mettre 5/10 à l’Étranger de Camus. Je ne comprends pas.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui te plait tant que ça dans ce bouquin ?
– Je ne me sens pas de l’expliquer là ce soir. Mais je pense qu’il faut que tu le relises. »
Ainsi pour une banale histoire de note, je me suis retrouvé à relire l’Etranger de Camus presque vingt ans après ma première lecture…
…Et du coup je me aussi retrouvé à devoir le noter à nouveau, notamment pour être en msure de poster cette présente critique…
…Et je lui attribue à nouveau 5.
5 parce que ce livre m’a vraiment effleuré sans me toucher.
Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de plaisir. Loin de là.
Camus a le sens de la formule ; de la phrase qui impacte.
« Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être était-ce hier, je ne suis pas sûr. » Première phrase. Premier contact. Premier petit choc.
Ça interpelle. Ça intrigue. Ça fonctionne…
Tout l’ouvrage est ainsi. Tout l’ouvrage a le sens de la formule. Du décalage.
Tous les lieux communs sont abordés et pris de côté. Le personnage de Meursault est définitivement un mec à côté de ses pompes ; du moins à côté des pompes que la norme impose.
Il ne pleure pas sa mère, ne veut pas du super poste que lui propose son patron, accepte d’épouser une jolie fille d’un « pourquoi pas », s’attarde sur des détails sans importance et oublie de signifier le plus essentiel.
Meursault est un psychopathe diront les uns. Un blasé selon les autres.
Mais le fait est que ce style d’écriture est distrayant, efficace, incarné, intrigant…
Seulement voilà. Le livre a beau se lire rapidement et les pages ont beau tourner à toute vitesse qu’un constat finit par s’imposer me concernant. Ça continue de m’effleurer mais ça ne me touche jamais.
Ça ne me touche pas parce qu’au fond je vois l’enjeu, ou plutôt je vois l’archétype.
Lire l’Étranger de Camus en 2022 c’est possiblement le redécouvrir après avoir visionné le French Dispatch de Wes Anderson ; film aspirant justement à faire les panégyriques de la culture française dans tout ce qu’elle a de plus stéréotypée. Je n’ai pas le souvenir que Camus faisait partie de ces stéréotypes, mais son esprit était malgré tout là, un peu partout.
La ville fictive d’Ennui-sur-Blasé résume à elle toute seule une représentation dont Camus aurait pu se faire le parangon.
Alors peut-être qu’en 1942 ce livre a pu avoir un côté révolutionnaire de par cette capacité qu’il a eu d’être aussi incisif dans le forme tout en étant aussi disruptif dans le fond.
Disruptif parce que questionner et intérioriser l’esprit décalé de Meursault, c’est aussi souligner l’absurdité de tout ce qui fait la société dans laquelle il vit, du pote bonne-pâte mais dur-cogneur à la dactylo qui veut épouser un homme qui ne l’aime pourtant pas ; du juge qui ne tranche que par Jésus au voisin qui pleure la disparition d’un chien qui lui pourrissait pourtant la vie. Toutes ces figures font voler cette idée que les choses seraient simples, noires ou blanches, pardonnables ou condamnables.
Au fond l’Étranger éponyme est autant l’Arabe abattu par Meursault que Meursault lui-même pour ses contemporains. On est tous l’étranger d’un autre, et à tout vouloir trancher bêtement à grands coups de couperet de guillotine, c’est toute une subtilité qui nous échappe. C’est toute une absurdité qu’on abat.
Alors pourquoi pas. Encore une fois ça se lit…
…Mais qu’en garder en 2022 ?
Là, de ma position de lecteur du XXIe siècle, j’avoue rester encore et toujours circonspect.
Une agréable lecture, oui mais alors ? Oui et après ?
Certains diraient peut-être que l’agréable lecture devrait se suffire à elle-même sauf que force m’est de constater qu’une fois fini l’ouvrage, une fois de plus, il ne m’en est rien resté.
Alors à quoi bon la caresse si elle ne marque pas le cœur ?
Pourtant visiblement cette caresse a su marquer profondément le cœur de celles et ceux qui ont mis 10…
…Pourquoi 10 ? …Comment ?
…Toujours cette même question.
10 peut-être parce que cet Étranger est justement tout l’inverse de ce qu’il prétend être.
L’Étranger c’est l’Ennui-sur-Blasé fait roman.
C’est cette humeur du jouisseur lassé de son propre confort, mélancolique face à sa propre inertie et ne tirant que du cynisme de ce qu’il tire comme réflexions.
L’Etranger c’est la quintessence même du Français, ou devrais-je dire d’une certaine culture dominante française pour être plus précis.
Une culture qu’on aime sans aimer la dire, sans aimer la nommer, sans aimer l’avouer… Mais une culture que Camus a su saisir et faire livre.
Or, quand bien même ne suis-je pas moi-même totalement étranger à cette culture-là que j’avoue par-contre ne pas nécessairement m’y complaire.
Je ne m’en extasie pas.
Pour le coup c’est à moi d’être l’étranger de cet Etranger.
Je m’ennuie de contempler ces étrangers qui aiment se contempler en s’ennuyant…
…La boucle est bouclée.
Une boucle molle me concernant.
Alors oui, en cela je peux comprendre le caractère indicible qu’il y a dans cet Etranger de Camus…
…Et face à cet indicible j’y impose donc mon fameux 5.
Ce 5 du sacrilège au fond.
Alors pour ma part j’en resterai là.
En laissant ce 5 je laisse Camus avec.
Je sais que maintenant que je l’ai lu je vais pouvoir désormais l’oublier. Sans regret.
Cette année j’ai fini Camus. Ou peut-être était-ce l’année d’avant, je ne sais plus…
Je ne sais plus parce qu’au fond ça faisait déjà un moment que Camus n’était plus là, chez moi.
Je l’avais relégué auprès des siens où il devait être plus heureux sûrement…
Mais le fait est que cette année j’ai fini Camus…
A moins que ce ne soit lui qui ne m’ait fini…
Ne me laissant plus qu’avec une seule chose…
Mon ennui…