René Guenon est un personnage étonnant a plus d 'un titre, ayant navigue toute sa vie entre divers courants philosophiques, intellectuels et religieux (qu'il assimile tous par ailleurs a sa définition de l''intellectualisme") et toujours entre Occident et Orient - dont il prend clairement le parti dans cet ouvrage.
Un temps franc maçon, versant dans l’ésotérisme, le début de son livre a été pour moi autant une révélation (l'introduction est très contemporaine dans les problématiques soulevées) que source de confusion. En effet Guenon utilise de nombreux termes conceptuels ésotériques voire participant d'un certain mysticisme et - l’époque actuelle étant foncièrement aspirituel - il me fallut un temps pour que la focale se stabilise.
Ce livre m'a paru être un brillant expose ou toutes les pièces du puzzle s'assemblent gentiment jusqu'au trois ou quatre derniers chapitres, sorte de synthèse claire de l'argumentaire qui précède.
En résumant assez grossièrement, je dirais que la pensée de Guenon se résume a un combat entre la tradition et l'anti-tradition.
La tradition devant, dans l’idéal, être représentée dans chaque civilisation par une élite intellectuelle (ici dans le sens d'une élite qui a connaissance du monde tel qu'il "est", a savoir un monde transcendant ou l'Esprit est a l'origine de tout) et ainsi doit guider tout et tous.
Ce que regrette Guenon, c'est justement cette perte totale de connaissance de ce principe fondamental qui est a l'origine de la décadence du monde moderne (occidental).
Il le symbolise par la perte d'influence de l'Eglise catholique, seule a pouvoir a la fois élever une "vraie" élite intellectuelle et unifier les peuples qui "font" la civilisation occidentale.
A l’époque de l’écriture de son livre (1927), Guenon pense que l'Orient (a la fois proche, moyen et extrême) résiste encore a cette degenerecence et a ce qu'il identifie comme le prosélytisme forcené de l'Occident qui pousse au matérialisme et a l’individualisme.
Pour Guenon, seule la résurgence "réelle" - a savoir en appliquant sa doctrine bien comprise - du pouvoir et de l'influence de l'Eglise catholique peut éviter une véritable catastrophe : l'effondrement de notre civilisation.
Cette catastrophe a t elle déjà eu lieu au 20e siècle ou le pire est-il a venir? Je penche plutôt vers la deuxième hypothèse...
Guenon use de termes extrêmement forts pour parler de l'influence néfaste de la civilisation occidentale sur la marche du monde. En effet, il craint que son ideologie a la fois matérialiste, "droits-de-l'hommiste", interventionniste et prosélyte ne vienne corrompre toute trace de tradition dans les civilisations a l’époque encore "pures" de cette souillure.
Pour Guenon, l'esprit traditionnel est le propre de l'homme et si toutes les civilisations ne se ressemblent pas du dehors, elles répondent TOUTES aux mêmes principes fondamentaux, ou traditions, du dedans.
C'est ce qui lui fait penser que le monde occidental, si il ne change pas en profondeur, ne pourra jamais créer de relations saines, durables et sur un pied d’égalité avec les autres civilisations mais ne cherchera qu'a les corrompre et a les jeter de plus en plus vite vers la folie matérialiste qu'il représente. En cela Guenon redoute plus que tout le progrès technique et industriel, instrument d’asservissement des peuples (taches répétitives), ainsi par conséquence qu'un abaissement considérable du nouveau spirituel et de la capacité a méditer (dans le sens de penser et de comprendre) des peuples.
Tous les secteurs clés des civilisations sont pour lui atteints, infiltres, infusés par cette ideologie dangereuse (sciences, politique, culture, religions et donc par globalité la métaphysique et la vérité même).
Comme chez Schopenhauer, on retrouve chez Guenon la notion métaphysique du "tout est dans tout", l'infiniment grand ressemble et est, en réalité, contenu dans l'infiniment petit - et vice et versa.
Mais le concept le plus important ici est peut être la notion de hiérarchie : la nature est intrinsèquement organisée et hiérarchisée, le désordre de notre monde vient de ce que ni caste ni élites (réellement) savantes n'ont plus le contrôle de la destinée de leurs civilisations.
Sans phares ni lignes directrice, un chaos inévitable s'en suit.
Contre l'individualisme, contre la matérialisme, contre le "droit de l'hommisme" qui va mettre des civilisations a feu et a sang sous prétexte d'humanisme frelaté, contre la religion moderne ("qui n'"est plus que moralisme") contre l’égalitarisme et la démocratie moderne - faux nez de l’impérialisme et du matérialisme - Guenon étrille le monde moderne (occidental) et nous prédit des temps sombres a venir si nous ne savons pas nous remettre dans le droit chemin.
Cependant, l'espoir subsiste car selon Guenon :
"L'esprit traditionnel ne peut mourir, parce qu'il est, dans son essence, supérieur a la mort et au changement" (p.170)