Longtemps ai-je retardé la lecture de ce monolithe de la littérature de l'imaginaire, voire de la littérature tout court, craignant la déception, conséquence prévisible du succès et d'un bouche-à-oreille forcené. Il me semble avoir abordé "La horde du contrevent" a un moment propice : envie de lire, de rêver, de réfléchir, d'apprendre, de créer du lien, envie d'être marquée.
La Horde du Contrevent est un groupe de 23 personnages, formés et envoyés dès l'enfance vers une unique et immuable direction : celle de l'Extrême-Amont, source potentielle d'un vent infernal qu'il faudra contrer en groupe toute une vie durant pour l'atteindre. Le génie stylistique de Damasio va être de diviser son roman en multiples points de vue, le même événement étant narré selon les perceptions qu'en a tel ou tel hordier.
Et ce génie stylistique n'en finit pas de se dérouler, en spirale : Damasio déroule progressivement un vocabulaire ("Dieu" est remplacé par "vent" dans les expressions idiomatiques...), une spiritualité, des codes, l'histoire d'une civilisation, une philosophie, propres à l'univers qu'il déploie, en plus de suivre les aventures entêtées de ce groupe dense, leurs relations, l'évolution de leur place/fonction/case, ainsi que leurs propres vocabulaires, spiritualités, codes, histoires, et philosophies.
La nomenclature et la mythologie que Damasio développe autour du concept du vent prennent des proportions démesurées : l'auteur se rend capable d'étaler une science extrêmement précise et articulée de concepts et de croyances (la notion de vif, les différentes créatures telles que les chrones...) qui la rendent à la fois humaine et plausible. Il prend d'ailleurs le soin de révéler toutes les dimensions du mythe au fil des événements, avec parcimonie, bien que parfois aussi avec insistance.
Comme tout récit de voyage au coeur d'univers magiques, le périple de cette horde réserve son lot d'inattendu et d'images indélébiles. Cette Horde lutte véritablement contre tous les obstacles sans jamais perdre de vue l'objectif final ni la hargne, l'intégrité, l'honneur, la loyauté qu'il nécessite. Et cela fait écho, évidemment. Comment vit le collectif, qu'est-ce qui peut relier les individus et appeler leur abnégation au service d'un but commun ? Qu'est-ce qui constitue un être, par quoi, par qui est-il traversé, comment s'étoffe-t-il jusqu'à la mort ? Comment nos démons, nos obsessions, nos névroses, peuvent-elles à la fois être moteur et gouffre dans le quotidien ?
Encore une fois, je découvre avec bonheur un livre univers qui ne me quittera pas de sitôt, et dont les références, images et enseignements apparaîtront régulièrement dans mon quotidien. C'est la marque des grandes oeuvres, comme l'a été pour moi "La Tour sombre" de S. King, lue il y a des années, et toujours prompte à apparaître au coin d'une rue, à l'improviste.
Pour terminer ma critique, je recommande l'écoute du titre de Rone, "Bora vocal", morceau d'électro qui utilise la voix de Damasio, issue de son journal intime pendant l'écriture de "La Horde du Contrevent". Un petit bijou.