(À suivre,...début pour moi-même sans prétention).
Le récit adopte la forme d'un fait divers : "Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran. De l'avis général, il n'y étaient pas à leur place, sortant un peu de l'ordinaire. À première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu'une préfecture française de la côte algérienne". Il s'agit d'inscrire le caractère ordinaire du contexte fictif, on ne se trouve pas dans un endroit magistral, qui suscite un imaginaire riche et chamarré. On imagine, en effet, que les lecteurs de 1947, date à laquelle a paru l'oeuvre, n'ont qu'une connaissance décharnée de ce que peuvent être les paysages urbains en Algérie. Ce qui compte, cependant, c'est que ce soit loin. La distance géographique dilue l'attention de l'esprit. "Ça n'arriverait pas chez nous !", pense-t-on. Les acteurs à l'oeuvre dans le récit inscrivent aussi le cadre narratif de cette chronique. Un docteur (Rieux), un journaliste (Rambert), des habitants (Grand, Cottard), des gens de passage (Rambert, Tarrou) le préfet d'Oran, un juge (M. Othon), un prêtre (M. Paneloux), etc., voilà le type tout à fait classique et ordinaire des personnages de La Peste. Ces personnages, on les suit mois après mois, saison après saison. On retrouve les personnages, la ville. Ce qui fait avancer le récit, c'est la temporalité selon un mouvement de succession, de progression, comme il est d'usage de le faire pour une chronique. N'oublions pas, à cet égard, que l'étymologie grecque de "chronique" renvoie à la temporalité.
La narration a à coeur de donner les sources desquelles elle tire la substance de son récit (chiffres de l'administration, carnets de Tarrou, récit des habitants). Le narrateur nous est inconnu, jusqu'au mouvement de révélation finale qui révèle la véritable fonction du docteur Rieux au sein de ce récit. Il est le narrateur de ces chroniques, dont il a pu alimenter et construire la relation au moyen de ses observations qu'il veut les plus objectives possibles - d'où la dissimulation de ce rôle tutélaire -, ainsi qu'à l'aide des carnets du défunt Tarrou, personnage important du récit que la peste n'a pas épargné. Si la peste n'est pas tant la corruption physiologique du corps, mais plutôt le germe du mal qui s'installe dans les esprits de ces années-là, que représente la mort de Tarrou ? Son désespoir l'a-t-il mené à se livrer en pâture aux affres du totalitarisme ?
Le tragique des événements est traité avec une banalité qui est toute relative à la forme de la chronique. Etant donné que le narrateur se veut témoin objectif de la peste, la mort est par exemple traitée sans concession, avec un réalisme certain : "Dans la période qui nous occupe, la séparation des fosses existait et la préfecture y tenait beaucoup. Au fond de chacune d'elles, une grosse épaisseur de chaux vive fumait et bouillonnait. Sur les bords du trou, un monticule de la même chaux laissait ses bulles éclater à l'air libre. Quand les voyages de l'ambulance étaient terminés, on amenait les brancards en cortège, on laissait glisser au fond, à peu près les uns à côté des autres, les corps dénudés et légèrement tordus et, à ce moment, on les recouvrait de chaux vive, puis de terre, mais jusqu'à une certaine hauteur seulement, afin de ménager la place des hôtes à venir. Le lendemain, les parents étaient invités à signer sur un registre, ce qui marquait la différence qu'il peut y avoir entre les hommes et, par exemple, les chiens : le contrôle était toujours possible" (p. 162). Quelle violence s'échappe de cette longue descriptions des différentes étapes qui font suite à la mort d'un malade ! Pourquoi le terme "violence" ? Car cette période montre comment la mort est gérée administrativement, comment on organise le traitement des morts, de cette marchandise défectueuse, indésirable que sont les corps sans vie des pestiférés. C'est comme s'il s'agissait, pour une entreprise, de traiter une marchandise arrivée impropre à la consommation : comment s'en débarrasser au plus vite et sans qu'elle ne devienne un danger pour les consommateurs. La mort est donc traitée ici dans tous ce qu'elle a de plus triviale (l'organisation), loin des apparats moraux avec lesquels on se protège de sa réalité trop dure à assimiler. Cette image de la mort que donne Camus, c'est celle qui incite les hommes à en nier l'existence.
- L'exigence formelle de la chronique, couverture de la dimension métaphorique de l'oeuvre.
La peste devient une entité, en témoignent les nombreux usages du verbe "être" qui servent à la définir, à la caractériser. Plus qu'une pathologie, un virus non-humain, une agentivité lui est conférée. Elle possède une volonté, ainsi peut-on comprendre les noms verbes dont elle est le sujet : "(...) la peste mettait des gardes aux portes et détournait les navires qui faisaient route vers Oran" (p. 76). La voix active, couplée aux verbes "mettre et "détourner" verbe transitif qui impliquent une effectivité incontestable, et en l'occurrence, des modifications de l'espace, des organisations spatiales de la ville, laissent à penser que la peste a, effectivement, une volonté. De même, les nombreuses descriptions de sa stratégie, que le narrateur compare à la mathématique, rendent possible l'ascension métaphorique de la peste.
Mais de quel genre d'entité la peste se fait-elle le reflet ? La peste est une entité monstrueuse, conglomérat de palpable et d'impalpable, de matériel et d'immatériel. C'est ce qui fait sa force vitale, et sa force de destruction pour les hommes. D'une réalité concrète, elle se meut en mouvement abstrait. L'abstraction, qu'attribue péjorativement Rambert au docteur Rieux, lorsque celui-ci refuse de l'aider à retrouver sa femme, et à ainsi combler son besoin de bonheur personnel, devient dangereuse. À la lecture de ce livre, il semblerait que l'abstraction soit ce qui permette aux hommes de verser dans l'inhumanité. Car l'abstraction est le détachement essentiel, d'avec l'autre, d'avec le reste du monde, alors que pour atteindre la "paix", il faut répondre, comme Tarrou (p. 229), par la sympathie, soit la relation essentielle à l'autre et aux choses. Mais l'homme, pour connaître, ne se heurte-t-il pas à la nécessité d'abstraire ?
Comment affirmer cela ? On peut, à cet égard, s'aider du récit de vie de Tarrou (pp. 222 - 229), qui se veut être une des clés de voûte de la dimension métaphorique de l'oeuvre. La peste se déploie lexicalement et grammaticalement. Rognant ainsi ses contours, la réalité, qu'elle contient devient flou ; de même que devient flou la capacité référentielle du nom commun "peste", . Elle donne, en effet, lieu à "pestiféré", "empesté", autant de dérivations lexicales provenant du nom commun "peste" et qui la contraignent à déborder les contours de sa définition originelle. Si la "peste" renvoie normalement à une pathologie étudiée en médecine, sujet de nombreux livres, à des symptômes spécifiques, en bref, à une réalité physiologique et matérielle incontestable, les deux termes qui dérivent de celle-ci, utilisés par Tarrou, révèlent la dimension figurative dont elle peut faire l'objet. Pour le personnage Tarrou, "pestiférés" et "empestés" renvoient à "ceux qui mettent des robes rouges" (p. 227), autrement dit, ceux qu'il abhorre. Pour les usagers quotidiens de la langue française, "empesté" est souvent employé sous la forme du verbe intransitif "empester". On dira par exemple qu'un lieu "empeste". Le "pestiféré" est, quant à lui, toute personne marginalisée injustement, par exemple. À quelqu'un qui nous rejette, qui nous manque de respect, on répondra "je ne suis pas un pestiféré", en référence, sans nul doute, à la marginalisation, et dégradation sociale et humaine auxquelles étaient soumis les malades de la peste.
Ce que j'ai trouvé très intéressant, c'est la manière dont Camus envisage les conséquences de cet état de peste sur la population. À cet égard, il est fait énormément état de ce qu'entraîne l'enfermement, l'isolement auxquels sont contraints les habitants oranais : la séparation. Car le sentiment d'être séparé de ceux / ce que l'on aime est peut-être bien le seul état qui mette chacun sur un même rang d'égalité. Ce déchirement premier, qui se traduit ensuite pas une aphasie, une indifférence feinte mais qui dans la béance avec laquelle elle oblige les sujets à vivre, est pour Camus universel. C'est donc le seul levier d'action, finalement. La seule manivelle qui peut actionner, ou non, le changement. Voilà pourquoi, peut-être, ce phénomène est autant déployé : il marque pour le narrateur, à la fois l'entrée dans, et la sortie de la peste.
" Car ces couples ravis, étroitement ajustés et avares de paroles, affirmaient au milieu du tumulte, avec tout le triomphe et l'injustice du bonheur, que la peste était finie et que la terreur avait fait son temps. Ils niaient tranquillement, contre toute évidence, que nous ayons jamais connu ce monde insensé où le meurtre d'un homme était aussi quotidien que celui des mouches, cette sauvagerie bien définie, ce délire calculé, cet emprisonnement qui apportait avec lui une affreuse liberté à l'égard de tout ce qui n'était pas le présent, cette odeur de mort qui stupéfiait tous ceux qu'elle ne tuait pas, ils niaient enfin que nous ayons été ce peuple abasourdi dont tous les jours une partie, entassée dans la gueule d'un four, s'évaporait en fumées grasses, pendant que l'autre, chargée des chaînes de l'impuissance et de la peur, attendait son tour" (p. 269).
À la fin de l'ouvrage, alors que la terreur de la peste décroit à la faveur d'un adoucissement progressif qui s'empare, lui, du récit, les thèmes de la connaissance et de la mémoire apparaissent comme seuls vestiges du crime nécessaires à conserver et cultiver.
Ce n'est pas la peste, en soi, qui affecte directement la population, c'est quand elle fait l'objet de mesures. "Jusque là, malgré la surprise et l'inquiétude que leur avait apportées ces évènement singuliers, chacun de nos concitoyens avait poursuivi ses occupations, comme il l'avait pu, à sa place ordinaire. Et sans doute, cela devait continuer. Mais une fois les portes fermées, ils s'aperçurent qu'ils étaient tous, et le narrateur lui-même, pris dans le même sac et qu'il fallait s'en arranger. C'est ainsi, par exemple, qu'un sentiment aussi individuel que celui de la séparation d'avec un être aimé devint soudain, dès les premières semaines, celui de tout un peuple, et, avec la peur, la souffrance principale de ce long temps d'exil" (p. 67).