Le Cavalier suédois et Leo Perutz ont reçu une fortune critique discrète mais réelle en dehors des pays de langue allemande : l’auteur a été distingué par le premier prix Nocturne (1962), qui se donnait pour mission de distinguer des romans oubliés, et Borges a fait une publicité flatteuse à son œuvre. Sans faire partie des appelés ou repêchés du Panthéon littéraire, Perutz jouit d’une petite réputation qui lui permet de survivre à l’oubli.
Né à Prague, L. Perutz est souvent comparé à F. Kafka ; comparaison qui me semble assez étonnante, tant son art romanesque est différent de son cadet (d’une année seulement). Leo Perutz est primesautier et adopte un style d’apparence naïve, aux airs d’image d’Épinal, là où les œuvres de Kafka font souvent penser à un mécanisme d’horlogerie dénudé derrière un verre de saphir. Cette impression très pure me semble pourtant naître de la confluence subtile de plusieurs genres.
L’inspiration qu’il tire du roman picaresque est bien sûr importante. Le protagoniste du Cavalier suédois est un voleur qui, par des péripéties allègrement amorales, parvient à emporter le succès. La critique sociale y tient une large part : l’adresse de Piège-à-Poules — le héros — dans la subsistance face à Christian von Tornefeld fait penser au monologue de Figaro ; la rapacité de l’Église, thème médiéval et moderne classique, y trouve aussi sa place, sur un mode à la Rutebeuf — les pilleurs d’Église prêchent une morale quasiment keynésienne (“Faire circuler un trésor qui dormait est œuvre pie”) face au prince-évêque, qui dirige des forges évidemment “infernales”. Cette impression est encore renforcée par l’usage de tactiques romanesques qui placent le roman sous le patronage de ses devanciers de l’époque moderne, notamment le récit enchâssé. Toutefois, c’est une chose d’écrire Lazarillo dans la société du temps, c’en est une autre d’en faire écho au début du XXe siècle, et l’on s’interroge sur le sens profond que donne L. Perutz à cette approche. S’agit-il d’incarner une figure du peuple immortel ? Ou peut-être de chercher un échappatoire à la dureté des pouvoirs établis (Perutz publie en 1936) dans le bonheur privé et l’énergie industrieuse dont fait preuve le voleur ? Dans le cas du Cavalier suédois, la conformité même aux canons du genre devient un mode de décalage, sous l’effet du temps.
Ce patronage n’est toutefois pas exclusif. À d’autres moments, Le Cavalier suédois évoque plutôt le conte. Le voleur, Piège-à-Poules, “devenu” noble par une usurpation d’identité, passe sept ans dans la vie mensongère qu’il a créée, avant d’être contraint par le sort à retourner au néant ; il est alors remplacé par le vrai Christian Tornefeld, qui va périr à la guerre en héros. La double vie du voleur – de Tornefeld aboutit, sous la tromperie, au “meilleur des mondes possibles” : le voleur sauve l’exploitation de son épouse en détresse (ce que n’aurait pu faire l’arrogant Tornefeld) ; Tornefeld brille et disparaît au combat, évitant la découverte de la grande duperie qui a présidé à ce bonheur. Cette narration épurée évoque certains motifs des contes, par exemple celui de la “femme-cygne” obligée à fuir après que son époux a découvert son plumage caché : la fatalité de la nature humaine (dans le cas de la femme-cygne, la curiosité ; dans le Cavalier suédois, l’amour déçu d’une autre femme) mène à la disparition d’une situation exceptionnelle, qui était condamnée in ovo par le déséquilibre qui l’avait fondée.
Le Cavalier suédois n’est pas pour autant une vignette ou une résurrection nostalgique, un Super 8 autrichien. Son thème axial, le dédoublement, est une des fascinations de l’ère moderne et plus particulièrement du roman. Le voleur se glisse dans la vie du riche Tornefeld mû par le désir de la jeune promise du noble. L’analyse “girardienne” de ce récit en termes de médiation interne et de désir triangulaire est particulièrement évidente, presque cristalline : le voleur est celui qui réussit parfaitement — quoique temporairement — le rêve de la substitution au médiateur pour saisir l’objet. En apparence, à cette perfection du désir est liée une réconciliation de l’être : le voleur, pendant sept ans, connaît un parfait bonheur. Pour autant, le Cavalier suédois, non pas directement mais à la manière du conte, condamne à la dissolution ce bonheur — comme pour signifier que le rêve poursuivi par Tornefeld était illusoire.